Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

vendredi, 15 mars 2019

Entretien avec Christopher Gérard

cg.jpg

Entretien avec Christopher Gérard

Propos recueillis par Pierre Saint-Servan

Ex: http://archaion.hautetfort.com

Au mois de mars MMXV, à l’occasion de la réédition de mon roman Le Songe d’Empédocle, j’avais répondu aux questions de Pierre Saint Servan, critique littéraire et journaliste à Novopress. En voici le texte légèrement remanié.

Vous écrivez de votre héros, le jeune Padraig, « à quinze ans, il était déjà un émigré de l’intérieur ». Qu’a donc ce monde moderne pour susciter ainsi chez les esprits les plus vifs ou les plus sensibles un tel sentiment de rejet ? Ou peut-être que n’a-t-il pas ?

ob_c66c12_empedocle-gerard.jpgComme le remarqueront les lecteurs du Songe d’Empédocle, le jeune Padraig est du genre à avoir « la nuque raide », pour citer l’Ancien Testament, une fois n’est pas coutume. Je veux dire que ses origines hiberniennes et brabançonnes ne prédisposent en rien cet homme archaïque à la soumission, fût-elle grimée en divertissement festif, ni à la docile acceptation des dogmes, quelle que soit leur date de fabrication. Druide et barde à la fois, il ne peut que suffoquer dans l’étouffoir spirituel que représente son époque, définie en ces termes  par le regretté Philippe Muray : « Le grand bain multicolore du consentir liquéfiant ».

Eh bien, le Vieil-Européen qu’est Padraig ne consent ni ne baigne ! Il surnage en recrachant une eau souillée. L’inversion des valeurs, l’ostracisme contre toute verticalité, le règne des parodies, la prolétarisation du monde meurtrissent ce clerc obligé de vivre dans une clandestinité supérieure.

Vous le savez aussi bien que moi : il n’est jamais drôle de participer au déclin d’une civilisation. Dans son Introduction à la métaphysique, Martin Heidegger dit l’essentiel sur l’âge sombre qui est le nôtre : « Obscurcissement du monde, fuite des Dieux, destruction de la terre, grégarisation de l’homme, suspicion haineuse envers tout ce qui est créateur et libre ».

N’oublions pas non plus que notre ami Padraig vit à Bruxelles, capitale de la Fédération, dont la bureaucratie tentaculaire construit ce trou noir où s’évapore l’homme de chair et de sang…

Alors qu’elles irriguent toute votre œuvre et – nous le devinons – toute votre vie, comment fûtes-vous confronté à la culture antique et aux traditions européennes ? Cette eau irriguait-elle encore votre famille ou avez-vous dû remonter à contre-courant jusqu’à la source ?

La Belgique, nos voisins français l’ignorent souvent, est un pays fort singulier, difficile à comprendre, car encore très médiéval, traversé de clivages qui peuvent (à tort) prendre l’apparence de frontières : la langue, l’argent (comme partout), la sensibilité philosophique. On appartient au réseau catholique, soit au réseau laïc – ce qui conditionne le choix de l’école, de l’université, et donc du milieu fréquenté. Du conjoint aussi. Né dans un milieu déchristianisé depuis le XIXème siècle – des socialistes purs et durs qui, en 1870, par solidarité avec la Commune, descendirent dans la rue avec le drapeau rouge – je suis le fruit de l’école publique, et fier de l’être. J’ai étudié à l’Université de Bruxelles, créée peu après notre indépendance en réaction à la mainmise du clergé sur l’enseignement.

Par tradition familiale et scolaire, j’appartiens à ce milieu anticlérical (mais non plus socialiste, même si mon grand-père était, comme tant d’autres anciens combattants, monarchiste de gauche) qui a ses ridicules et ses grandeurs, comme la bourgeoisie catholique. Dès l’âge de douze ans, j’ai eu la chance d’étudier le latin à l’athénée (et non au collège – clivage oblige), un latin exempt de toute empreinte chrétienne : l’Antiquité, la vraie, la païenne, m’a donc été servie sur un plateau d’argent par des professeurs d’exception, de vrais moines laïcs que je ne manque jamais de saluer. Comme en outre, j’ai participé dès l’âge de treize ans à des fouilles archéologiques dans nos Ardennes, le monde ancien m’a très vite été familier.

source.jpgJ’en parle dans La Source pérenne, qui retrace mon itinéraire spirituel : en dégageant les ruines d’un sanctuaire païen du Bas Empire, en nettoyant tessons et monnaies de bronze portant la fière devise Soli invicto comiti, en reconstruisant les murs du fanum gallo-romain (car en plus d’être terrassier, j’ai aussi joué au maçon – l’archéologie comme humanisme intégral), j’ai pris conscience de mon identité profonde, antérieure. Ce paganisme ne m’a pas été « enseigné » stricto sensu puisque mon entourage était de tendance rationaliste. Je l’ai redécouvert seul… à moins que les Puissances – celles du sanctuaire ? – ne se soient servies de moi. Les lectures, les fouilles, le goût du latin puis du grec, des expériences de type panthéiste à l’adolescence dans nos forêts, tout cela a fait de moi un polythéiste dès l’âge de seize ans. Depuis, je n’ai pas dévié et n’ai aucunement l’intention de le faire : je creuse mon sillon, en loyal paganus.

Pendant près de dix années, vous avez repris le flambeau de la revue polythéiste Antaios. Dans quel esprit avez-vous plongé dans cette aventure ?

Durant mes études de philologie classique, j’avais découvert un exemplaire d’Antaios, la revue d’Eliade et de Jünger (1959-1971). Sa haute tenue, l’éventail des signatures (de Borges à Corbin) et cette volonté de réagir contre le nihilisme contemporain m’avaient plu. A l’époque, au début des années 80, le milieu universitaire se convertissait déjà à ce qu’il est maintenant convenu d’appeler « politiquement correct », expression confortable et passe-partout à laquelle je préfère celle d’imposture matérialiste et égalitaire, plus offensive. L’aventure d’Antaios(1992-2001) est née d’une réaction à l’imposture ; elle constituait, oui, une offensive. Minuscule, périphérique, mais réelle et qui, j’en suis certain, a laissé des traces.

61dAamQeBPL.jpgEn 1992, comme il n’existait aucune revue sur le paganisme qui correspondît à mes attentes de rigueur et d’ouverture, j’ai décidé de relancer Antaios, deuxième du nom, dans le but de défendre et d’illustrer la vision païenne du monde, et aussi, je le concède, de me faire quelques ennemis. Jünger m’a écrit pour m’encourager ; il me cite d’ailleurs dans l’ultime volume de ses mémoires, Soixante-dix s’efface. Pour son centième anniversaire en 1995, je lui ai fait parvenir la réplique en argent de la rouelle gallo-romaine qui servait d’emblème à Antaios.

L’esprit de la revue, que j’ai dirigée de manière autocratique, se caractérisait par une ouverture tous azimuts – ce qui m’a été reproché à ma plus profonde jubilation. Le franc-maçon progressiste côtoyait l’anarchiste déjanté et le dextriste ; l’universitaire frayait avec le poète : de Jean Haudry, sanskritiste mondialement connu, à Jean Parvulesco, l’ami d’Eliade et de Cioran, tous communiaient dans une quête des sources pérennes de l’imaginaire indo-européen, de Delphes à Bénarès. Seule l’originalité en ouvrait les portes, ainsi que la fantaisie et l’érudition. Jamais l’esprit de chapelle. Ce fut un beau moment, illustré par les trois aréopages parisiens, où nous reçûmes des gens aussi différents que Michel Maffesoli ou Dominique Venner. Je suis particulièrement fier des livraisons consacrées à Mithra, aux Lumières du Nord. Quand je suis allé aux Indes et que j’ai montré Antaios à des Brahmanes traditionalistes, j’ai eu la joie d’être approuvé avec chaleur.

Ce n’est pas vous faire insulte que de noter que votre goût ne vous porte pas vers la sphère politique. Vous préférez regarder le monde avec l’œil du philosophe et de l’esthète détaché. Considérez-vous que l’ensemble des conflits actuels, des luttes humaines peuvent finalement être ramenées au combat primordial du Beau contre le laid ?

Le faux n’est jamais beau, le laid jamais vrai : telle est la loi du Dharma, l’ordre naturel des choses. Il serait toutefois réducteur de tout interpréter selon ce prisme, même si cette dimension n’est pas absente de l’incessant polemos… auquel je prends part à ma manière, car l’écrivain n’est jamais « détaché » de son peuple ni de son temps. D’où mon intérêt pour la géopolitique et pour l’histoire comme art de décoder l’actualité, comme technique de résistance aux propagandes les plus sournoises. Si l’esthète peut lui aussi être un combattant, ne fût-ce que par une posture refusant le relâchement général, le consommateur, lui, ne se hausse jamais à ce niveau. Toutefois, vous avez raison, la posture du militant n’est pas la mienne… même si je me considère d’une certaine manière comme un soldat métapolitique au service d’une idée de la civilisation européenne, dont le déclin programmé me crucifie. Soldat de l’Idée, d’accord, mais pas dans une unité régulière. A chacun de servir à sa manière, du mieux qu’il peut. Moi, c’est comme électron libre.

Je n’ai pas hésité à écrire ailleurs que votre songe d’Empédocle me semblait voisin et frère des grandes aventures adolescentes de la collection Signe de Piste. Je pense notamment à la saga du Prince Eric et au Foulard de Sang. Qu’en pensez-vous ?

Jean-Louis Foncine était un fidèle abonné d’Antaios, que je retrouvais à divers colloques dans les années 90. Un gentilhomme d’une politesse exquise, Croix de Guerre 39-40, qui m’avait offert Un si long orage, ses mémoires de jeunesse (il avait vécu le bombardement de Dresde). Je dois toutefois préciser que je n’ai jamais lu une ligne de cette littérature qui, dans les athénées belges en tout cas, est connotée « collège », donc bourgeoisie bien-pensante : a priori, ces beaux jeunes gens si blonds, si proprets et leur chevalerie un peu ambiguë ne m’inspirent guère. Moi, je lisais plutôt Jules Verne et Alexandre Dumas, Tintin, Blake et Mortimer… Si vous cherchez des sources au Songe d’Empédocle, voyez plutôt du côté de Hesse et Jünger, de Lawrence et Yourcenar. Le regretté Pol Vandromme, qui m’aimait bien, avait comparé Le Songe d’Empédocle aux « réussites majeures d’André Fraigneau », un auteur qui a illuminé mes années d’étudiant.

Dans un récent échange avec Alain de Benoist, celui-ci envisageait que les luttes idéologiques soient de plus en plus attirées sur un plan secondaire et que ce sont les modes de vie, les incarnations qui pourraient faire échec au chaos « des adorateurs de la matière et [des] serviteurs de l’or ». Cette approche du « grain de sable » vous est-elle familière ?

Oui, vivent les grains de sable, qui rayent les dentiers ! Leurres et simulacres peuplent en effet notre modernité finissante, où règnent la futilité et le mensonge. Regardez l’Ukraine : même l’identité nationale peut être manipulée au service de l’hyperpuissance…

Le règne des médias menteurs et des images trafiquées pollue tout, y compris et surtout la langue française, notre bien le plus précieux. En tant que philologue, ancien professeur de latin et de français, en tant qu’écrivain, membre de cette pluriséculaire légion étrangère qui tente de servir la langue française avec honneur et fidélité, je ne puis qu’être horrifié par les distorsions démoniaques que les agents du système lui font subir. Au point de ne jamais regarder la télévision, de ne pas écouter la radio, de lire très peu de journaux, depuis bientôt trente ans. La plupart des débats avec leurs slogans truqués et leurs fausses lignes de fracture me soulèvent le coeur. Dès les premières lignes, je perçois chez un confrère à quelles sources il s’abreuve, s’il résiste ou non à la mise au pas, s’il fait partie des Véridiques, les seuls que je respecte. Pour ma part, je tente, non sans peine, de préserver mes yeux, mes oreilles, tant je sais la laideur contagieuse. Il y a une phrase du génial penseur colombien Gomez Davila qui synthétise à merveille cette vision : « Seuls conspirent efficacement contre le monde actuel ceux qui propagent en secret l’admiration de la beauté ».

19957851115.jpgVous citez volontiers Ernst Jünger parmi vos maîtres, vos créanciers spirituels. Comment avez-vous rencontré son œuvre ?

Par les Orages d’acier, magnifique journal des tranchées, que j’ai lu étudiant. Par Les Falaises de marbre – un livre talisman pour moi. Puis par les Journaux parisiens, lus à l’armée, et ensuite tout le reste.

Si vous deviez retenir trois grandes idées ou visions dans la cohorte de ses essais, journaux et correspondances, quelles seraient-elles ?

Les idées ne m’intéressent guère : j’imagine le jeune biologiste à Naples avec son nœud papillon, le capitaine de la Wehrmacht qui sauvegarde des archives pendant la Campagne de France, l’entomologiste aux cheveux blancs, le centenaire qui grille une cigarette dans son jardin… Il y a quelque chose de magique chez cet homme. Une lumière intérieure, une probité, une classe. Voyez le buste qu’en a fait Arno Breker : impérial.

Si Ernst Jünger est reconnu – peut-être plus en France qu’en Allemagne – comme un auteur majeur du XXème siècle, il est peut être d’autant plus extraordinaire par l’exemplarité de sa vie. Sa « tenue » comme dirait Dominique Venner. Qu’en pensez-vous ?

Bien sûr ! Comment ne pas être séduit par la haute tenue de l’homme, sa noblesse si visible, qui font de lui un modèle d’altitude. Un seigneur, subtil et érudit, sensible et lucide. Rara avis !

Ceux qui envisagent l’œuvre de Jünger de manière trop figée, comme l’Université y invite souvent, y découpent facilement des blocs (l’élan guerrier, l’exaltation nationaliste, l’admiration pour la technique puis sa critique, le retrait de l’anarque …). Jünger n’est-il pas tout simplement Européen, c’est-à-dire déterminé à faire naître de la confrontation des actes et des idées un dépassement par le haut. Ce qu’il semble avoir pleinement réussi en un siècle de vie…

Jünger est un seigneur, qui n’a pas dérogé. Pour ma part, c’est davantage l’observateur des hommes et de la nature, le capitaine des troupes d’occupation qui salue l’étoile jaune, le conjuré de 44, le subtil diariste qui me séduisent. Le romancier de Sur les Falaises de marbre, qui nargue un régime sombrant dans la folie furieuse – les massacres de Pologne et d’ailleurs. L’anarque, en un mot. Le théoricien de la technique, le nationaliste des années 1920 ne m’intéressent qu’à titre anecdotique.

Ce qui est souvent passé au second plan lorsque l’on évoque Jünger est son rapport extrêmement profond, amoureux, mystique avec la nature. Sa passion entomologique n’est nullement anecdotique. Il semble nous enseigner qu’en toutes circonstances, la contemplation de la nature suffit à nous ramener aux vérités premières…

C’est un trait de caractère éminemment germanique, cette tendresse pour la nature, cette vision panthéiste du monde.


En faisant renaître la revue Antaios, vous avez été régulièrement en contact avec le sage de Wilflingen, quels souvenirs conservez-vous de ces échanges ?

J’ai quelques cartes et lettres, un livre hors commerce dédicacé d’une splendide écriture, Prognosen. Une citation dans son Journal – ce qui ne me déplaît pas. Une carte postale à son image qu’il m’écrivit pour ses cent ans : l’écriture en est d’une absolue netteté. Ferme, comme celle de Dominique Venner sur sa lettre d’adieu, envoyée le jour de sa mort volontaire…

Permettez-moi de soumettre à l’auteur du Songe d’Empédocle ces quelques mots : « On ne peut échapper à ce monde. Ici ne s’ouvre qu’un seul chemin, celui de la salamandre, qui mène à travers les flammes »

Belle illustration de la tension tragique, que je fais mienne.

mardi, 12 mars 2019

Between Buddha & Führer: The Young Cioran on Germany

Cioran_in_Romania.jpg

Between Buddha & Führer:
The Young Cioran on Germany

ecioran-barbarie.pngEmil Cioran
Apologie de la Barbarie: Berlin – Bucharest (1932-1941)
Paris: L’Herne, 2015

This is a very interesting book released by the superior publishing house L’Herne: a collection of Emil Cioran’s articles published in Romanian newspapers, mostly from before the war. Besides becoming a famous aphorist in later years, before the Allied victory, Cioran was still free to be a perceptive and biting cultural critic and political analyst.

While reading the book, I was chiefly interested in understanding the motivations behind Cioran’s support for nationalism and fascism. We can identify a few recurring themes:

  • A sense of humiliation at Romania’s underdevelopment, historical irrelevance, and cultural/intellectual dependence with regard to the West: “That is why the Romanian always agrees with the latest author he has read” (22).
  • A pronounced Germanophilia, appreciating German artists’ and intellectuals’ intensity, pathos, and diagnostic of Western decadence.
  • Frustration with democratic politics as leading selfish individualism and political impotence.
  • A marked preference for belief and irrational creativity over sterile rationalism and skepticism.

Cioran, who had already been well acquainted with German high culture during his studies in Romania, really took to Hitlerian Germany when he moved in 1933 there on a scholarship from the Humboldt Foundation. He writes:

In Germany, I realized that I was mistaken in believing that one can perfectly integrate a foreign culture. I hoped to identify myself perfectly with the values of German history, to cut my Romanian cultural roots to assimilate completely into German culture. I will not comment here on the absurdity of this illusion. (100)

The influence of Cioran’s German sources clearly shines through, including Nietzsche, Spengler, and Hitler himself.[1] [2] Cioran’s infatuation proved lasting. He wrote in 1937: “I think there are few people – even in Germany – who admire Hitler more than I do” (240).

On one level, Cioran’s politics are eminently realistic, frankly acknowledging the tragic side of human existence. He admires Italian Fascism and especially German National Socialism because these political movements had restored strong beliefs and had heightened the historical level and international power of these nations. If liberties must be trampled upon and certain individuals marginalized for a community to flourish, so be it. On foreign policy, he favors national self-sufficiency and Realpolitik as against dependence upon unstable or sentimental alliances.

Cioran is extremely skeptical of pacifist and universalist movements, convinced that great nations each have their own historical direction. Human history, in his view, would not necessarily converge and ought to remain pluralistic. If Europe was to converge to one culture, this would tragically require the triumph and imposition of one culture on the others. In particular, he believed Franco-German peace would be impossible without the collapse of one nation or the other (little did he suspect both would be crushed). Diversity and a degree of tension between nations and civilizations were good, providing “the essential antinomies which are the basis of life” (98).

Alongside these rather realistic considerations, spoken in a generally detached and level-headed tone, Cioran’s politics and in particular his nationalism were powerfully motivated by a sense of despair at the state of Romania. Cioran viscerally identified with his nation and intensely felt what he considered to be its deficiencies as a bucolic and peripheral culture. He then makes an at once passionate and desperate plea a zealous nationalist and totalitarian dictatorship which could spark Romania’s spark geopolitical, historical, and cultural renewal. Only such a regime, on the German model, could organize the youth and redeem an otherwise irrelevant nation. The continuation of democracy, by contrast, would mean only the disintegration of the nation into a collection of fissiparous and spoiled individuals: “Another period of ‘democracy’ and Romania will inevitably confirm its status of historical accident” (225).

Cioran_Reichsausländer_01-200x300.jpgA rare and stimulating combination in Cioran’s writings: unsentimental observation and intense pathos.

Cioran’s nationalism was highly idiosyncratic. He writes with amusing condescension of the local tradition of nostalgic and parochial patriotic writing: “To be sure, the geographical nationalism which we have witnessed up to now, with all its literature of patriotic exaltation and its idyllic vision of our historical existence, has its merits and its rights” (150). He was also uninterested in a nationalism as merely a moralistic defensive conservatism, defined merely as the maintenance of the borders of the Greater Romania which, with the annexation of Transylvania, had been miraculously established in the wake of the First World War.

For Cioran nationalism had to serve a great political project, it had to have a set of values and ambitions enabling a great historical flourishing, rather than be merely a sentimental or selfish end in itself. He writes of A. C. Cuza, a prominent politician who made anti-Semitism his signature issue:

Nationalism, as a sentimental formula, lacking in any ideological backbone or political perspectives, has no value. The dishonorable destiny of A. C. Cuza has no other explanation than the agitations of an apolitical man whose fanaticism, which has never gone further than anti-Semitism, was never able to become a fatality for Romania. If we had had no Jews, A. C. Cuza would never have thought of his country. (214)

Similarly, Cioran argues that the embrace of nationalism is dependent on time and purpose:

One is a nationalist only in a given time, when to not be a nationalist is a crime against the nation. In a given time means in a historical moment when everyone’s participation is a matter of conscience. The demands of the historical moment also mean: one is not [only] a nationalist, one is also a nationalist. (149-50)

Cioran was also – at least in this selection of articles – uninterested in Christianity and aggressively rejected Romania’s past and traditions, in favor a revolutionary project of martial organization, planned industrialization, and national independence. For Cioran, Romania needed nothing less than a “national revolution” requiring “a long-lasting megalomania” (154).

All this seems far removed from the agrarian traditionalism and Christian mysticism of Corneliu Zelea Codreanu’s Iron Guard. Cioran did, however, hail the Guard as a Romanian “awakening” and after Codreanu’s murder wrote a moving ode to the Captain [3]. By contrast, Cioran excoriates the consensual Transylvanian politician Iulia Maniu as an ineffectual and corrosive “Balkan buddhist,” peddling “political leukemia” (220).

A friend of mine observed that at least some aspects of Cioran’s program resembles Nicolae Ceaușescu’s later formula: perhaps late Romanian communism did seek to reflect some of the nation’s deep-seated aspirations concerning its place in the world.

One is struck by the contrast between Cioran’s lyricism on Germany, his desperate call to “transfigurate” Romania, and his perfectly lucid and quite balanced assessment of Fascist Italy [4]. There is something quite unreasonable in Cioran’s revolutionary ambitions. Fascism, certainly, is an effective way of instating political stability, steady leadership, and civil peace, annihilating communism, maximizing national power and independence, and educating and systematically organizing the nation according to whatever values you hold dear.

cioranherne.jpgBut fascism cannot work miracles. Politics must work with the human material and historical trajectory that one has. That is being true to oneself. To wish for total transformation and the tabula rasa is to invite disaster. Such revolutions are generally an exercise in self-harm. Once the passions and intoxications have settled, one finds the nation stunted and lessened: by civil war, by tyranny, by self-mutilation and deformation in the stubborn in the name of utopian goals. The historic gap with the ‘advanced’ nations is widened further still by the ordeal.

In the case of Romania, I can imagine that a spirited, moderate, and progressive authoritarian regime might have been able to raise the country’s historical level, just as Fascism had in Italy. Romania could aspire to be a Balkan hegemon. Beyond this, raising Romania would have required generations of careful and steady work, not hysterical outbursts, notably concerning population policy. The country had a comparatively low population density – a territory twice the size as England, but with half the population. There was a vigorous and progressive eugenics movement in interwar Romania [5] which also sought to improve the people’s biological stock, but this came to naught.

Another very striking aspect of Cioran’s fascism and nationalism is that he does not take race seriously. He says in his first article written from Germany (November 14, 1933):

If one objects that today’s political orientation [in Germany] is unacceptable, that it is founded on false values, that racism is a scientific illusion, and that German exclusivism is a collective megalomania, I would respond: What does it matter, so long as Germany feels well, fresh, and alive under such a regime?

Reducing National Socialism’s appeal to mere emotional power, although that is important, will certainly puzzle progressive racialists and evolutionary humanists.[2] [6] In the same vein, Cioran occasionally expresses sympathy for communism, because of that ideology’s ability to inspire belief. There is something irresponsible in all this. And yet, living in an order of rot and incoherence, we can only share in Cioran’s hope: “We have no other mission than to work for the intensification of the process of fatal collapse” (51).

One wonders how Cioran’s disenchantment with Hitlerian Germany occurred. The fact that he wrote his conversion note [7]On France [7] in 1941, before the major reversals for the Axis, is certainly intriguing.

Cioran’s comments on Romania’s ineptitude are striking and sadly well in line with the current state of the Balkans. Cioran hailed from Transylvania, which though having a Romanian majority, had significant Saxon and Hungarian minorities and a tradition of Austro-Hungarian government. Cioran contrasts the stolid Saxons with the erratic Romanians, the staid Transylvanian “citizens” with the corrupt “patriots” of the old-Romanian provinces (Wallachia, Moldova). So while he rejected any idea of Romania becoming merely a respectable, prosperous “Switzerland,” Cioran also desired some good old-fashioned (bourgeois?) competence. He indeed calls Transylvania “Romania’s Prussia.”

To this day, besides Bucharest, the wealthier and more functional parts of the country are to be found in Transylvania. In the 2014 presidential elections, there was an eerie overlap [8] between the vote for the liberal-conservative candidate Klaus Iohannes and the historical boundaries of Austria-Hungary.

What I find most stimulating in Cioran is his dialectic between his concerns as a pure intellectual – lucidity, the vanity of things, universal truth – and his recognition of and desire for the intoxicating needs of Life: belief, action in the here-and-now, ruthlessness, and passion. Cioran writes:

The oscillation between preoccupations that could not be further from current events and the need to adopt, within the historical process, an immediate attitude, produces, in the mind of certain contemporary intellectuals, a strange frenzy, a constant irritation, and an exasperating tension. (117)

I was shocked to encounter the following passage and yet the thought had also occurred to me:

In Germany, I began to study Buddhism in order not to be intoxicated or contaminated with Hitlerism. But my meditation on the void brought me to understand, by the contrast, Hitlerism better than did any ideological book. Immediate positivity and the terror of temporal decision, the total lack of transcendence of politics, but especially the bowing before the merciless empire of becoming, all these grow in a dictatorship to the point of exasperation. A suffocating rhythm, alternating with a megalomaniacal breath, gives it a particular psychology. The profile of dictatorship is a monumental chiaroscuro. (233-34)

Nature, ‘red in tooth and claw,’ and the inevitable void: a fertile dialectic, from which we may hope Life with prevail.

Notes

[1] [9] E.g. Cioran observes that fears surrounding Hungary’s ambition to reconquer Transylvania from Romania only existed due to Romania’s own internal political weakness: “[There is an] unacceptable illusion among us according to which foreign relations could compensate for an internal deficiency, whereas in fact the value of these relations depends, at bottom, on our inner strength” (171). A classic Hitlerian point.

[2] [10] Elsewhere, Cioran denounces, in the name of a lucid Realpolitik, overdependence on the unreliable alliance with France and sympathy for the “Latin sister nation” Italy, which was then supporting Hungary: “Concerning affinities of blood and race, who knows how many illusions are not hidden in such beliefs?” (172). Certainly, people have often confused linguistic proximity with actual blood kinship.

 

Article printed from Counter-Currents Publishing: https://www.counter-currents.com

URL to article: https://www.counter-currents.com/2019/03/between-buddha-and-fuhrer/

URLs in this post:

[1] Image: https://www.counter-currents.com/wp-content/uploads/2019/03/Cioran_Reichsausländer_01.jpg

[2] [1]: #_ftn1

[3] ode to the Captain: https://www.counter-currents.com/2016/10/ode-to-the-captain/

[4] Fascist Italy: https://www.counter-currents.com/2019/01/italy-mussolini-fascism/

[5] eugenics movement in interwar Romania: https://www.upress.pitt.edu/books/9780822961260/

[6] [2]: #_ftn2

[7] conversion note : https://www.counter-currents.com/2019/02/ciorans-on-france/

[8] eerie overlap: https://www.reddit.com/r/MapPorn/comments/8cv6cf/the_map_of_the_austrohungarian_empire_18671918/

[9] [1]: #_ftnref1

[10] [2]: #_ftnref2

samedi, 02 mars 2019

Germany's (French) lit bad boy: Michel Houellebecq

HOUELLEBECQ_Michel_1_5.jpg

Germany's (French) lit bad boy: Michel Houellebecq

BY 

Ex: http://www.exberliner.com

lundi, 25 février 2019

Bulletin célinien n°415 - Février 2019

celine-correa.jpg

Bulletin célinien n°415

Février 2019

Sommaire : 

Rencontre avec Yves-Robert Viala

À l’agité du bocal (re)composé par Bernard Cavanna

La vérité sur Bessy

Une conférence sur Céline

Le bilan de l’accueil et l’évolution de Céline de L’Église à Mort à crédit.

Mépris

par Marc Laudelout

BCfev19.jpgTout a été dit sur l’indigeste pavé du tandem Taguieff-Duraffour paru au début de l’année passée ¹. En attendant la version en collection de poche, agrémentée d’une préface sur la réception critique (!), on peut maintenant y revenir avec quelque recul même si d’aucuns penseront qu’on lui accorde trop d’importance.

Fallait-il que les deux auteurs aient jadis éprouvé pour Céline « une admiration sans bornes » (expression employée dans l’introduction) pour en arriver là ! Peu suspect de complaisance envers l’écrivain, Émile Brami, dans l’un des premiers comptes rendus du livre, a magistralement montré l’inanité de certaines accusations (agent actif du SD, notamment) dépourvues de la moindre preuve ². Accusations basées sur une méthodologie contestable qui tient à la formation des auteurs : l’une vouée aux études littéraires, l’autre à la philosophie et à l’histoire des idées. Mais pas la moindre formation d’historien s’étant frotté à la critique interne et externe des documents. Si tel avait été le cas, plusieurs bourdes eussent été évitées.  Le fait que Céline, véritable électron libre avant et pendant la guerre, ait souhaité la victoire de l’Axe et qu’il ait, à ce titre, fréquenté des officiels (allemands et français) n’est pas douteux. Ne l’est pas moins le fait qu’il n’ait pas mis une sourdine à son racisme (englobant son antisémitisme) pendant les années noires. Mais cela ne fait pas de lui un agent (stipendié ou pas) de la police allemande. D’autant qu’il est avéré qu’il fréquentait le plus souvent ces personnalités à des fins personnelles (récupération de son or saisi en Hollande, possibilité de séjourner sur la côte bretonne, etc.). Pour le reste, « était-il nécessaire de vouloir à toute force rendre Céline plus noir  qu’il ne l’a été ? » ³.  Oui s’il s’agit de faire en sorte que l’Université le boycotte tant et plus. Les auteurs auront alors beau jeu de constater qu’aucun « grand spécialiste universitaire » ne se penche décidément sur son œuvre. Mais, ce qui frappe le plus à la lecture du livre, c’est ce mépris d’acier qu’affichent les auteurs. Mépris envers l’écrivain qui a cessé d’être pour eux un classique, tout au plus un styliste de talent 4.  Mépris envers ses exégètes, tel Henri Godard, déconsidéré car n’ayant pas les connaissances (philosophiques, ethnographiques, anthropologiques et génétiques) requises à leurs yeux pour pouvoir traiter valablement du sujet 5. Mépris envers les chercheurs, tel Éric Mazet ou Jean-Paul Louis, perçus comme des dévots du « culte célinien ». Mépris envers la plupart des autres célinistes, « érudits aussi passionnés que limités dans leurs perspectives ». Mépris enfin envers les admirateurs de son œuvre. Tous étiquetés célinophiles, célinomanes ou célinolâtres. De Kaminski à Peillon en passant par Vanino, Kirschen, Gosselin, Martin, Bounan et Bonneton, la liste des livres hostiles à Céline est déjà longue. Nul doute que celui-ci a décroché la palme.

  1. 1.Annick Duraffour & Pierre-André Taguieff, Céline, la race, le Juif (Légende littéraire et vérité historique), Fayard, 2017. À paraître au printemps prochain dans la collection « Pluriel » des éditions Fayard.
  2. 2.Avis partagé par Pierre Assouline : « Ils ont épluché tout ce qui a été publié sur le sujet afin de prouver que Louis-Ferdinand Destouches était un être vénal, que les Allemands l’avaient payé, qu’il travaillait pour leurs services, qu’il était au courant de l’existence des chambres à gaz et qu’il mouchardait à tour de bras mais ils n’avancent guère de preuve. » (La République des livres, 19 mars 2017) ; Émile Brami, « Le chapeau, l’éléphant et le boa » in Études céliniennes, n° 10, hiver 2017. Voir aussi David Alliot & Éric Mazet, Avez-vous lu Céline ?, Pierre-Guillaume de Roux, 2018 & Marc Laudelout, « Feu sur Céline et les céliniens », Le Bulletin célinien, n° 394, mars 2017.
  3. 3.Émile Brami, op. cit.
  4. 4.Ainsi ne voient-ils dans les derniers romans qu’un « simple jeu de formes langagières plus ou moins inédites » (!).
  5. 5.Il est par ailleurs traité de « célinologue officiel de la République des lettres», ce qui est proprement grotesque.

lundi, 18 février 2019

Singulier contre-roman

santacreu.jpg

Singulier contre-roman

par Georges FELTIN-TRACOL

Longtemps responsable de la revue Contrelittérature, Alain Santacreu a publié chez Alexipharmaque, sympathique éditeur en Béarn, un étonnant roman (à clé ?) qui se palce dans le sillage de Raymond Abellio et de Jean Parvulesco, Opera Palas. La forme romanesque y est en effet triturée, malaxée, décantée au point de tendre vers l’essai qui ne s’avoue pas !

operapallas.jpgLes personnages de cet essai romanesque (le narrateur travaille sur Opera Palas – belle mise en abyme , le journaliste étatsunien Julius Wood qui fait plus que du journalisme) pratiquent à leur façon l’impersonnalité active. Toutefois, bien que mise en arrière-plan, c’est une œuvre d’art qui focalise l’attention : Le Grand Verre de Marcel Duchamp, aussi connu sous le nom de La Mariée mise à nu par ses célibataires, même. Réalisé entre 1915 et 1923 sur du verre (fils de plomb, feuilles et peinture), cette œuvre inachevée et fêlée présente une riche polysémie propice aux interprétations érotiques, psychanalytiques ou ésotériques. C’est dans ce dernier champ qu’intervient principalement Opera Palas.

Chaque chapitre – il y en a vingt-sept – commence par une lettre de l’alphabet hébraïque. Raymond Abellio rappelait souvent que ces lettres se calculent, d’où la guématrie qu’il pratiquait régulièrement. L’écrivain n’oubliait pas pour l’occasion ses années polytechniciennes. La référence n’est pas inutile. « L’écriture abellienne est une décantation humaine, un processus alchimique qui va transfigurer Soulès en Abellio. Œuvre polymorphe, constituée de romans, d’essais et de mémoires, dont la combinatoire des genres participe d’un processus de purification (p. 199). » Alain Santacreu souligne que Montségur fut sa seule pièce de théâtre. « De son vrai nom Georges Soulès, le romancier avait pris le pseudonyme d’Abellio en référence au dieu solaire celtibère vénéré dans les Pyrénées de ses ancêtres (p. 191). » Si son engagement politique avant 1939 est mentionné au sein de la SFIO parmi les courants les plus marxistes (La Bataille socialiste de Jean Zyromski, puis le Parti socialiste ouvrier et paysan de Marceau Pivert), il n’est pas évoqué que sous l’Occupation il fut proche d’Eugène Deloncle, qu’il milita au Mouvement social révolutionnaire et qu’il se lia avec certains réseaux de résistance. Avec André Mahé, il signa en 1943 La Fin du nihilisme, apologie planiste d’un grand continent autocentré eurafricain.

Action d’écrire

La présence en tête de chapitre d’une lettre hébraïque signifie-t-elle une réhabilitation de l’écrit à un moment où « la lettre a perdu sa substance matérielle et sa relation directe au corps, son tracé sensible qui rassemblait l’œil et la main (p. 21) » ? Interrogation légitime quand on sait que presque plus personne n’écrit à la main d’abord sur une feuille de brouillon un texte long et construit. En saisissant sur le clavier de l’ordinateur ses pensées, il en vient à oublier le frottement de la pointe du stylo sur le papier, le changement régulier des cartouches, les mains salies fréquemment par l’encre… Il en omet même la tenue correcte du stylographe. Dans bien des écoles d’Occident, stylo et papier sont maintenant remplacés par des tablettes numériques, des tableaux interactifs et des écrans digitaux. Jean Cau remarquait que « mon contemporain, lui,“ écrit ” (?) à la machine. Soit ! Mais imagine-t-on Racine écrivant Bérénice, toc, toc, toc, à la machine ? […] Ses doigts volent, légers, sur les touches et, comme il aime le bruit de toutes les mécaniques, le toc toc toc de son engin lui est agréable (Éloge incongru du lourd qui précède Contre-attaques, Le Labyrinthe, 1993, pp. 53 – 54) ». Pour sa part, « je m’ébahis […] d’être ce moine qui écrit à la main, à l’encre (je préfère ne pas connaître sa composition…) sur du papier (même observation), à l’aide d’un lourd stylo à la plume en or 18 carats (Idem, p. 53) ». « Écrire, selon Julius Wood, était une aventure mystique, une quête vers le point de jonction des deux livres, l’intérieur et l’extérieur (p. 12). » Est-ce toujours le cas devant son écran et le clavier ?

Alain Santacreu se préoccupe tout particulièrement du conflit civil espagnol entre 1936 et 1939. « La guerre d’Espagne a ouvert l’ère apocalyptique de la fiction absolue (p. 162). » À l’instar d’Eric Blair alias George Orwell qui comprit sur place les manigances criminelles du communisme soviétique, l’auteur estime qu’« en 1936, en Espagne, le système techno-industriel de l’idéologie libérale a été mis en péril par un mouvement révolutionnaire impulsé par les anarchistes (p. 162) ». Parce qu’« il y a deux nationalismes, l’un civique, égoïste et chauvin, l’autre culturel et universel où s’affirment les qualités intrinsèques d’un peuple (p. 171) », il rêve rétrospectivement d’une alliance révolutionnaire et nationale entre la CNT anarchiste et la Phalange espagnole de José Antonio Primo de Riviera, influencé par les non-conformistes français des années 1930 (la revue L’Ordre nouveau et la « Jeune Droite »), et de Ramiro Ledesma Ramos, père du « national-syndicalisme [qui] se fonde sur un double rejet du capitalisme et du marxisme. Le système démocratique libéral est illusoire car il repose sur la liberté supposée du citoyen soumis à la volonté générale, les techniques de manipulation de l’opinion restant à la dispositions des puissances financières (pp. 168 – 169) ». Cette convergence était-elle plausible ? Un tel rapprochement anarcho-phalangiste aurait modifié l’histoire de l’Espagne. L’hypothèse n’est pas absurde. Anarchisme, phalangisme et même indépendantismes basque et catalan proviennent du même terreau politique, le carlisme dont les foyers de prédilection se trouvaient au Pays basque et en Catalogne. La défense des fueros n’est-elle pas une critique empirique du centralisme et de l’étatisme ainsi qu’un appel (illusoire ?) au sursaut des corps intermédiaires traditionnels ?

Entre Espagne et Russie

Opera Palas expose aussi la grande diversité théorique et géographique de l’anarchisme ibérique tiraillé entre la Catalogne et l’Andalousie d’une part, entre le fédéralisme mutualiste de Proudhon, l’anti-étatisme radical de Bakounine et le communalisme de Kropotkine qu’on retrouve aujourd’hui via l’influence posthume de Murray Bookchin au Rojava kurde en Syrie, d’autre part. C’est avec raison qu’il établit un parallèle entre la révolte de Cronstadt en 1921 et l’épuration de Barcelone en 1937. « Cronstadt voulait faire revivre le mir et l’artel. La révolte anarcho-populiste est dans la lignée des narodniki de la seconde moitié du XIXe siècle pour lesquels la commune rurale et la coopérative ouvrière sont les fondement de la société communiste, le moyen pour la Russie de sauter l’étape du capitalisme et de parvenir par ses voies propres à l’état social parfait. Supprimer le mir archaïque signifiait supprimer des millions de paysans, c’est ce que feront les bolchéviques, par le crime et la famine (p. 253). » Outre l’Espagne, un second tropisme géo-spirituel s’invite : la Russie, en particulier celle d’avant 1917. Comme dans Comment réaménager notre Russie ? (1990) d’Alexandre Soljenitsyne, on devine que « dans l’autocratie, il y a une perspective anarchiste, une aversion pour la politique et pour l’exercice du pouvoir (p. 265) ». D’autres phrases pourraient être d’Alexandre Douguine. « À la base du slavophilisme se trouve l’orthodoxie russe et non la byzantine, distingue Alain Santacreu. L’âme russe est infiniment distincte de l’âme byzantine; en elle, il n’y a ni la malignité, ni l’obséquiosité devant les puissants, ni le culte de l’étatisme (p. 264). » Mieux encore, « contre le bureaucratisme ecclésial, les slavophiles affirment la communion – sobornost – ecclésiale ; à leurs yeux, le peuple est le centre de gravité de l’Église. Ils ne reconnaissent aucun autre chef de l’Église en dehors du Christ. Le tsar est investi des pouvoirs que le peuple lui a confiés (pp. 264 – 265) ». Dans cette perspective bouleversante, l’entente entre Buenaventura Durutti et José Antonio aurait-elle eu des répercussions jusqu’en Russie ? À la chute de l’URSS s’esquissa une association entre les « Rouges » et les « Blancs » brisée nette lors de la crise sanglante d’octobre 1993. En tout cas, « si la Guerre d’Espagne fut la tragédie de notre temps, la deuxième guerre mondiale en aura été le drame et, depuis Yalta, nous sommes tombés dans la farce – une farce sanglante et spectaculaire qui semble s’éterniser ! (p. 199) ».

C’est donc tout le monde actuel qu’il faut remettre en question. L’auteur le pense sans pour autant souscrire aux Protocoles des Sages de Sion, un faux incontestable dont l’énoncé n’en dévoile pas moins une actualité certaine. Complotisme ? Pas du tout, surtout si « le complot pour réussir doit rester ignoré. Il est donc indispensable pour le pouvoir et ses mandarins de le dénier et d’en ridiculiser l’idée, afin de s’assurer son succès et de s’en réserver l’avantage (p. 248) ». Alain Santacreu prend un risque en suggérant que, comme l’avait bien perçu Martin Heidegger, l’esprit hébraïque est l’une des sources de la modernité. « La prépondérance de l’élément juif dans l’essor moderne de la finance remonte au califat abbasside (p. 208). » Le hassidisme, les sabbatéens, les frankistes, les karaïtes, voire « le sionisme [qui] a provoqué l’état de séparation entre l’âme juive et son corps (p. 260) » constituent des adaptations circonstanciées pour ce Golem guère contrôlable qu’est le monde contemporain. Il en ressort une division du judaïsme actuel en trois factions rivales : un mondialisme globalitaire, un sionisme en mutation qui consacre les thèses de Vladimir Jabotinsky, et un organicisme juif traditionnel anti-sioniste. Mais qu’on se rassure ! Toute cela n’est bien sûr que du contre-roman !

On comprendra qu’Opera Palas déroute, agace, étonne. Ne s’agit-il pas finalement d’« une édification gnostique qui s’affirme non seulement comme une incarnation dans l’intériorité, mais aussi comme une tâche historique inscrite dans le destin de l’Occident, son but civilisationnel ultime, à la fois couronnement et négation de son histoire (p. 199) »?

Georges Feltin-Tracol

• Alain Santacreu, Opera Palas, Alexipharmaque, coll. « Les narratives », 2017, 300 p., 19 €.

samedi, 16 février 2019

Michel Houellebecq le réactionnaire !

Qu’il soit un petit peu réactionnaire sur les bords n’a pas l’air de trop ennuyer les médias français ; la meilleure preuve c’est que tous les journalistes parlent de Michel Houellebecq. Son dernier livre a mérité des articles assez élogieux dans plusieurs journaux nationaux, et même internationaux ! Un journaliste anglais a bien raison quand il affirme qu’« il n’y a pas d’équivalent britannique à Michel Houellebecq. Après des années à l’éviter, l’establishment français l’a complètement accepté. »(1)

Que ce soit sur la décadence sexuelle de la société ou la soumission de la France à l’islam, Houellebecq paraît mieux comprendre les maux qui rongent la société française que tous ces experts et technocrates sortis de l’ENA. Son dernier livre, Sérotonine, sur l’abandon de la France périphérique, montre qu’une fois encore Houellebecq a anticipé ce que le peuple ressentait sans savoir comment l’exprimer, à savoir, la réelle distance entre les élites parisiennes et les Français de base. Houellebecq l’exprime comme il le sait en écrivant. Le peuple l’exprime comme il le peut en se révoltant (les Gilets Jaunes).

Et c’est justement à cause de cette capacité à cerner le monde actuel que je vous conseille de lire le dernier article de Houellebecq sur le président Donald Trump, au titre provocateur de Donald Trump Is a Good President(2). Donald Trump, un bon Président ? Décidément, Houellebecq va à contre-courant de l’intelligentsia occidentale.

N’est-il pas surprenant de le présenter comme un bon président alors que les médias occidentaux passent leurs temps à le présenter comme un incompétent, raciste et misogyne, homophobe et transphobe ? (Pardonnez-moi ce néologisme, mais on vit dans la « cage aux phobes »).

Ne serait-ce pas parce que tout simplement le président Trump comprend que le monde a changé, dirigeant donc les EUA avec en tête ce changement de statu quo… Le monde est devenu multipolaire, les EUA (États-Unis d’Amérique) ne sont plus l’hyperpuissance des années quatre-vingt-dix, d’où la politique de désengagement international menée par Trump. Et pour Houellebecq, ceci est une très bonne nouvelle pour le reste du monde.

Contrairement à un George W. Bush, Donald Trump ne se préoccupe pas de forcer des dictateurs à accepter la liberté de la presse. Sa seule préoccupation, c’est le peuple américain et son bien-être, ce qui le différencie de la plupart des leaders de l’Europe Occidentale.

Le président américain déchire les traités commerciaux qu’il juge mauvais pour les intérêts des travailleurs américains car, comme nous le dit Houellebecq, le « Président Trump a été élu pour défendre les intérêts des travailleurs américains ; et il défend les intérêts des travailleurs américains. Durant les cinquante dernières années en Franceon aurait aimé voir ce genre d’attitude plus souvent » de la part des chefs d’État.(3)

Mais les préoccupations d’ordre patriotique ne sont pas les seuls points positifs de Donald Trump, car Houellebecq renchérit, surtout lorsqu’il dit que « contrairement aux libéraux […] le président Trump ne considère pas le libre marché mondial comme le summum du développement humain […] »(4)

On comprend en lisant ce texte que Houellebecq voit Donald Trump comme la continuation d’une série de revers que les pro-mondialistes ont subi ces dernières années, le rejet du Traité de Lisbonne(5), le Brexit, les populistes en Europe Centrale, etc.

Et si les Américains ont osé élire Donald Trump, pour les Français le prochain pas est la sortie de l’Union Européenne, une façon de réentrer dans l’histoire. Car l’histoire revient toujours, et l’écrivain nous le rappelle quand il affirme qu’une des constantes de la « longue Histoire Européenne est la lutte contre l’Islam ; aujourd’hui cette lutte est simplement revenue au-devant de la scène. »(6)

Tout indique que l’écrivain français attend impatiemment l’arrivée d’un Donald Trump à la française, patriote comme lui, moins grossier, mais tout aussi courageux dans sa volonté de protéger le peuple qui l’aura élu. Espérons seulement que le prochain livre de Houellebecq aura le titre de Renaissance. Étant donné ses capacités prophétiques, ce titre serait de bon augure.

Notes                       

(1) Dans l’original : « There’s no British equivalent to Houellebecq. After years of being shunned by the French establishment, he has now been fully embraced by it. » Sexton, David (10 janvier 2019), Book of the week : Sérotonine by Michel Houellebecq, Evening Standard, UK, (cliquez ici).

(2) En français le titre veut dire « Donald Trump est un bon président ». Cet article peut être lu gratuitement sur le site du Harpers Magazine du mois de décembre, mais en anglais seulement. Houellebecq, Michel, traduit par Cullen, John (2018), Donald Trump Is a Good Président, Harper’s Magazine, USA (cliquez ici).

(3) Dans l’original : President Trump was elected to safeguard the interests of American workers ; he’s safeguarding the interests of American workers. During the past fifty years in France, one would have wished to come upon this sort of attitude more often.

(4) Dans l’original : Unlike free-market liberals (who are, in their way, as fanatical as communists), President Trump doesn’t consider global free trade the be-all and end-all of human progress. When free trade favors American interests, President Trump is in favor of free trade ; in the contrary case, he finds old-fashioned protectionist measures entirely appropriate.

(5) Honteusement voté par l’Assemblée Nationale, ce qui montre bien le respect que les élites ont de la démocratie directe…

(6) Dans l’original : « […] in Europe’s long history is the struggle against Islam ; today, that struggle has simply returned to the foreground ». Curieusement, les articles du Figaro et du Monde ou même du New York Times qui ont traité ce sujet ont oublié de citer cette phrase qui est, à mon avis, une des plus importante du texte. Pour Michel Houellebecq, il n’y a pas de différence entre le discours des leaders comme Salvini et les discours des leaders du Groupe de Visegrad (Hongrie, Pologne, Slovaquie et République Tchéque), les préoccupations sont les mêmes. La lutte contre l’Islam, l’immigration, les identités reviennent. Il aurait été intéressant que les journalistes s’arrêtent deux minutes sur cette partie du texte.

vendredi, 08 février 2019

Michel Houellebecq contre le système

michel-houellebecq.jpg

Michel Houellebecq contre le système

Les Carnets de Nicolas Bonnal

Il a récemment soutenu Donald Trump et c’était très bien de le faire. Il avait attaqué la religion de paix et d’amour de Riyad et c’était très bien de le faire. Il remet en cause les acquis de la révolution sexuelle et  libertaire, et c’était encore mieux de le faire. Il a régulièrement insulté ses ennemis et c’est bon de le faire.  Il ne vit pas en France, et il a raison de le faire. Comme dit Bonald, dans son essai sur l’émigration :

« Le sol n'est pas la patrie de l'homme civilisé ; il n'est pas même celle du sauvage, qui se croit toujours dans sa patrie lorsqu'il emporte avec lui les ossements de ses pères. Le sol n'est la patrie que de l'animal ; et, pour les renards et les ours, la patrie est leur tanière. Pour l'homme en société publique, le sol qu'il cultive n'est pas plus la patrie, que pour l'homme domestique la maison qu'il habite n'est la famille.L'homme civilisé ne voit la patrie que dans les lois qui régissent la société, dans l'ordre qui y règne, dans les pouvoirs qui la gouvernent, dans la religion qu'on y professe, et pour lui son pays peut n'être pas toujours sa patrie. »

De toute manière il a aussi dit que le monde est devenu un hôtel.

Il, c’est Michel Houellebecq.

L’ennemi a perdu depuis longtemps la bataille des idées, et il s’en est récemment rendu compte. Certes, il lui reste la trique, la dictature européenne, la censure médiatique, et sans doute la guerre contre la Russie pour espérer se maintenir au pouvoir.

Quelques rappels de Houellebecq pour s’en assurer, de la victoire…

« Tout comme le libéralisme économique sans frein, et pour des raisons analogues, le libéralisme sexuel produit des phénomènes de paupérisation absolue. Certains font l'amour tous les jours; d'autres cinq ou six fois dans leur vie, ou jamais. Certains font l'amour avec des dizaines de femmes ; d'autres avec aucune. C'est ce qu'on appelle la « loi du marché ».

Et cette sublime envolée, toujours dans l’extension du domaine de la lutte :

« Le libéralisme économique, c’est l’extension du domaine de la lutte, son extension à tous les âges de la vie et à toutes les classes de la société. De même, le libéralisme sexuel, c’est l’extension du domaine de la lutte, son extension à tous les âges de la vie et à toutes les classes de la société. »

Le meilleur livre restera – avec, selon moi, le recueil rester vivants qui donne des recettes pratiques pour supporter cette société –, les particules élémentaires. Poète, Houellebecq aura chargé comme un traditionaliste contre la société festive sans que les bourgeois de la presse de gauche s’en rendent compte :

« Cependant, dans le même temps, la consommation libidinale de masse d’origine nord-américaine (chansons d’Elvis Presley, films de Marilyn Monroe) se répandait en Europe occidentale. Parallèlement aux réfrigérateurs et aux machines à laver, accompagnement matériel du bonheur du couple, se répandaient le transistor et le pick-up, qui devaient mettre en avant le modèle comportemental du flirt adolescent. Le conflit idéologique, latent tout au long des années soixante, éclata au début des années soixante-dix dans Mademoiselle Age tendre et dans 20 Ans, se cristallisant autour de la question à l’époque centrale : « Jusqu’où peut-on aller avant le mariage ? » Ces mêmes années, l’option hédoniste-libidinale d’origine nord-américaine reçut un appui puissant de la part d’organes de presse d’inspiration libertaire (le premier numéro d’Actuel parut en octobre 1970, celui de Charlie Hebdo en novembre). S’ils se situaient en principe dans une perspective politique de contestation du capitalisme, ces périodiques s’accordaient avec l’industrie du divertissement sur l’essentiel : destruction des valeurs morales judéo-chrétiennes, apologie de la jeunesse et de la liberté individuelle. »

MHsintonie.JPG

Comme Muray à la même époque (Libération tançait cette « libération de la parole gauloise »), Houellebecq explique la désertification de la France par le sexe (revoyez le très instructif sex-shop de Claude Berri tournée à la fin de ces satanées années Pompidou) :

« Le 14 décembre 1967, l’Assemblée nationale adopta en première lecture la loi Neuwirth sur la légalisation de la contraception ; quoique non encore remboursée par la Sécurité sociale, la pilule était désormais en vente libre dans les pharmacies. C’est à partir de ce moment que de larges couches de la population eurent accès à la libération sexuelle, auparavant réservée aux cadres supérieurs, professions libérales et artistes – ainsi qu’à certains patrons de PME. Il est piquant de constater que cette libération sexuelle a parfois été présentée sous la forme d’un rêve communautaire, alors qu’il s’agissait en réalité d’un nouveau palier dans la montée historique de l’individualisme. »

Chesterton a dit que la famille est le seul État qui crée et aime ses citoyens (l’État-république les détruit et les remplace). Houellebecq :

« Comme l’indique le beau mot de « ménage », le couple et la famille représentaient le dernier îlot de communisme primitif au sein de la société libérale. La libération sexuelle eut pour effet la destruction de ces communautés intermédiaires, les dernières à séparer l’individu du marché. Ce processus de destruction se poursuit de nos jours. »

Houellebecq décrit aussi très bien la dérive du new Age (on sait maintenant que tout fut manipulé et encadré par des sévices secrets) :

« Au départ c’était plutôt un endroit alternatif, nouvelle gauche ; maintenant c’est devenu New Age ; ça n’a pas tellement changé. Dans les années soixante-dix on s’intéressait déjà aux mystiques orientales ; aujourd’hui, il y a toujours un jacuzzi et des massages. C’est un endroit agréable, mais un peu triste ; il y a beaucoup moins de violence qu’au-dehors. L’ambiance religieuse dissimule un peu la brutalité des rapports de drague. Il y a cependant des femmes qui souffrent, ici. Les hommes qui vieillissent dans la solitude sont beaucoup moins à plaindre que les femmes dans la même situation. Ils boivent du mauvais vin, ils s’endorment et leurs dents puent ; puis ils s’éveillent et recommencent ; ils meurent assez vite. Les femmes prennent des calmants, font du yoga, vont voir des psychologues ; elles vivent très vieilles et souffrent beaucoup. Elles vendent un corps affaibli, enlaidi ; elles le savent et elles en souffrent. Pourtant elles continuent, car elles ne parviennent pas à renoncer à être aimées. Jusqu’au bout elles sont victimes de cette illusion. »

S’ensuit la douce confession du gros prof déprimé. Le plus intéressant dans cette élégie c’est que la littérature est enfin définie pour ce qu’elle est : « un objet culturel désuet ».

« Je ne sers à rien, dit Bruno avec résignation. Je suis incapable d’élever des porcs. Je n’ai aucune notion sur la fabrication des saucisses, des fourchettes ou des téléphones portables. Tous ces objets qui m’entourent, que j’utilise ou que je dévore, je suis incapable de les produire ; je ne suis même pas capable de comprendre leur processus de production. Si l’industrie devait s’arrêter, si les ingénieurs et techniciens spécialisés venaient à disparaître, je serais incapable d’assurer le moindre redémarrage. Placé en dehors du complexe économique-industriel, je ne serais même pas en mesure d’assurer ma propre survie : je ne saurais comment me nourrir, me vêtir, me protéger des intempéries ; mes compétences techniques personnelles sont largement inférieures à celles de l’homme de Neandertal. Totalement dépendant de la société qui m’entoure, je lui suis pour ma part à peu près inutile ; tout ce que je sais faire, c’est produire des commentaires douteux sur des objets culturels désuets. Je perçois cependant un salaire, et même un bon salaire, largement supérieur à la moyenne. La plupart des gens qui m’entourent sont dans le même cas. Au fond, la seule personne utile que je connaisse, c’est mon frère. »

Et de parler des rares années heureuses en matière d’amour, qui ne durèrent pas longtemps, quand il avait un début de révolution sexuelle et un reste de christianisme en France :

MHpoésie.jpg« L’Église catholique, qui avait toujours regardé avec réticence la sexualité hors mariage, accueillit avec enthousiasme cette évolution vers le mariage d’amour, plus conforme à ses théories (« Homme et femme Il les créa »), plus propre à constituer un premier pas vers cette civilisation de la paix, de la fidélité et de l’amour qui constituait son but naturel. Le Parti communiste, seule force spirituelle susceptible d’être mise en regard de l’Église catholique pendant ces années, combattait pour des objectifs presque identiques. C’est donc avec une impatience unanime que les jeunes gens des années cinquante attendaient de tomber amoureux, d’autant que la désertification rurale, la disparition concomitante des communautés villageoises permettaient au choix du futur conjoint de s’effectuer dans un rayon presque illimité, en même temps qu’elles lui donnaient une importance extrême (c’est en septembre 1955 que fut lancée à Sarcelles la politique dite des « grands ensembles », traduction visuelle évidente d’une socialité réduite au cadre du noyau familial). C’est donc sans arbitraire que l’on peut caractériser les années cinquante, le début des années soixante comme un véritable âge d’or du sentiment amoureux – dont les chansons de Jean Ferrat, celles de Françoise Hardy dans sa première période peuvent encore aujourd’hui nous restituer l’image. »

Houellebecq change de registre élégamment et sans faire de manière. Et voyez cette autre envolée sublime, aux femmes qui donnaient tout toute leur vie sans rien demander (on pense à la Félicité de Flaubert) :

« De tels êtres humains, historiquement, ont existé. Des êtres humains qui travaillaient toute leur vie, et qui travaillaient dur, uniquement par dévouement et par amour ; qui donnaient littéralement leur vie aux autres dans un esprit de dévouement et d’amour ; qui n’avaient cependant nullement l’impression de se sacrifier ; qui n’envisageaient en réalité d’autre manière de vivre que de donner leur vie aux autres dans un esprit de dévouement et d’amour. En pratique, ces êtres humains étaient généralement des femmes. »

Dans Soumission, qui est un roman courageux, Houellebecq tape bien sur les politiques et les …catholiques (voyez des images des JMJ à Panama, c’était à se tordre, dirait Allais) :

« Ce qui est extraordinaire chez Bayrou, ce qui le rend irremplaçable, poursuivit Tanneur avec enthousiasme, c'est qu'il est parfaitement stupide, son projet politique s'est toujours limité à son propre désir d'accéder par n'importe quel moyen à la « magistrature suprême », comme on dit ; il n'a jamais eu, ni feint d'avoir la moindre idée personnelle ; à ce point, c'est tout de même rare. Ça en fait l'homme politique idéal pour incarner la notion d'humanisme, d'autant qu'il se prend pour Henri IV, et pour un grand pacificateur du dialogue interreligieux ; il jouit d'ailleurs d'une excellente cote auprès de l'électorat catholique, que sa bêtise rassure. »

Après cette bonne démonstration de sobre et froide cruauté, je ne saurais trop recommander au lecteur de découvrir la part la plus soignée et révoltée de l’œuvre de Michel Houellebecq : ses vers…

Sources

Michel Houellebecq – Les particules élémentaires… ; extension du domaine… ; soumission ; rester vivant

Nicolas Bonnal – Comment les Français sont morts (Amazon.fr)

Louis de Bonald – Œuvres complètes, XVII (archive.org)

mercredi, 30 janvier 2019

Une vie, une œuvre : Maurice Barrès, complexe ou ambigu ? (1862-1923)

barrescouleurs.jpg

Une vie, une œuvre : Maurice Barrès, complexe ou ambigu ? (1862-1923)

Par Christine Goémé et Isabelle Yhuel.
Émission diffusée sur France Culture le 20.10.1994.
 
Intervenants :
 
- Daniel Rondeau
- François Broche
- Michel Cazenave
- Jean-Marie Domenach
- Christian Jambet
- Eric Roussel
- Georges Sebbag
- Michel Mourlet
 

samedi, 12 janvier 2019

Bulletin célinien Janvier 2019

louis-Ferdinand_Celine.jpg

Bulletin célinien

Janvier 2019

BC-Cover.jpgSommaire :

Réhabilitation littéraire 

Aux céliniens d’en bas 

Céline à Drouot 

Le choc de Breugel 

Le Prix Renaudot et la participation du lauréat 

Quand Jacques Ovadia écrivait à Céline et à Pauvert

 

 

Réhabilitation littéraire

Intolérable « réhabilitation littéraire » de Céline ! C’est le sens implicite d’un article de Philippe Roussin * (qui se trouve être, comme Taguieff et comme Anne Simonin, directeur de recherche au CNRS). Selon lui, cette réhabilitation s’est faite au prix du refoulement de son antisémitisme. Paradoxal car, depuis une trentaine d’années, on ne peut plus lire un article sur Céline sans que ne soit inévitablement rappelé son passé de “collabo”  et  son antisémitisme patenté. Affirmer que cela a été mis sous le boisseau apparaît ébouriffant. C’est à croire que cet universitaire ne lit pas les journaux et ne regarde pas la télévision. Chaque commentateur se fait un devoir de rappeler cette composante de l’œuvre. Par ailleurs, ces vingt dernières années, les essais, opuscules et articles sur l’idéologie célinienne se sont multipliés.

Retour en arrière : dans un entretien paru il y a quelques années ¹, Roussin confiait que lorsqu’il était étudiant, il lisait avec passion la revue Tel quel de Sollers, « alors la seule université digne de ce nom ». C’était l’époque où ce trimestriel, très impliqué en politique, célébrait la “réussite” de la révolution culturelle chinoise. Aujourd’hui, Roussin déplore le virage que cette publication prit ensuite, lorsqu’elle « se détourna de la politique et hissa la littérature française au rang d’un absolu ». Sollers et ses amis redécouvrirent alors puis revendiquèrent Céline « comme leur champion incontesté ». Et proclamèrent qu’on ne peut pas juger un écrivain sur des critères moraux. C’était prendre le contre-pied des thèses sartriennes qui ont, on l’aura compris, l’aval de Roussin. Pour celui-ci, la littérature doit nécessairement se soumettre au jugement politique. Bien entendu il est résolument contre une réédition scientifique des pamphlets car ce serait leur donner « une caution exagérée ». Et d’ajouter (il se refuse naturellement à détenir ces textes chez lui) : « Ceux qui veulent les lire n’ont qu’à faire comme moi, aller en bibliothèque. ».

Sur deux pages, il passe douloureusement en revue les nombreux aspects de la gloire posthume de Céline : le fait qu’il soit reconnu à l’égal de Proust, sa consécration éditoriale dans la Pléiade, l’inscription (1993) de Voyage au bout de la nuit  au  programme de l’agrégation de littérature française,  l’achat du manuscrit par la B.N.F, la dizaine de biographies à lui consacrée, le succès des adaptations théâtrales, etc. Heureusement, « la réhabilitation littéraire a ses limites » : retrait en 2011 du “Recueil des célébrations nationales” et suspension l’année passée du projet de réédition des pamphlets par Gallimard face aux protestations qu’il a suscitées. Roussin considère que l’actualité célinienne n’est plus seulement d’ordre littéraire mais aussi  d’ordre politique en raison notamment du climat « xénophobe » en France et en Europe. Claire allusion au souhait des peuples de vouloir à la fois restreindre l’immigration de masse et l’accueil des migrants. De là à évoquer une “révolte des indigènes”…

• Philippe Roussin, « Réhabiliter Céline » in L’Histoire, n° 453, novembre 2018, pp. 62-64.

  1. Propos recueillis par Philippe Lançon, Libération, 14 avril 2005.
    Sur le thème de la censure, voir Emmanuel Pierrat, Nouvelles morales, nouvelles censures (Gallimard, 2018, 160 p.). Il y est notamment question de Céline à propos du cinquantenaire de sa naissance et de la réédition des pamphlets.

mardi, 18 décembre 2018

Sur Louis Pauwels

louis-pauwels-1200x726-1200x660.jpg

Sur Louis Pauwels

par Georges FELTIN-TRACOL

Ex: http://www.europemaxima.com

Né le 2 août 1920 à Paris et décédé un 28 janvier 1997 à Suresnes, Louis Pauwels fut sinon une personnalité paradoxale, pour le moins un personnage aux multiples facettes. Cet enfant de grand bourgeois flamand élevé par le second mari de sa mère, un ouvrier tailleur, Gustave Bouju, fut romancier, adaptateur de pièces et de romans pour la télévision, rédacteur en chef de Combat, puis d’Arts, et responsable de presse, créateur en 1977 du Figaro Magazine. C’était aussi un polémiste remarqué. Pensons à cet éditorial ravageur de décembre 1986 qui critiquait les manifestants contre le projet de loi d’Alain Devaquet sur la réforme de l’université. Il diagnostiquait que « c’est une jeunesse atteinte d’un SIDA mental. Elle a perdu ses immunités naturelles : tous les virus décomposants l’atteignent ». Bien vu ! Hélas, c’est tout l’Hexagone qui est maintenant frappé par cette horrible pandémie…

LPblumroch.jpgCertains de ses romans sont passés à la postérité. Une chanson de Serge Gainsbourg mentionne L’amour monstre. Louis Pauwels doit aussi sa renommée à deux essais coécrits avec Jacques Bergier, Le matin des magiciens (1960), et sa suite moins connue, L’homme éternel (1970). Le succès du Matin des magiciens lui permit de lancer, dès 1961, la revue Planète versée dans le réalisme fantastique (l’Atlantide, les extra-terrestres dans l’histoire, le Tibet mystérieux, les expériences parapsychologiques, etc.).

Longtemps anti-chrétien, Louis Pauwels retrouve la foi catholique à la suite d’un étrange accident au bord d’une piscine d’Acapulco au Mexique en 1982. Il se rallie alors au reaganisme, à la désastreuse politique de Margaret Thatcher, à l’Occident américanocentré et à la « révolution néo-libérale ». C’est son tournant libéral-conservateur ! Ainsi délaisse-t-il ses douze années précédentes de compagnonnage avec la « Nouvelle Droite » gréciste dans sa phase nominaliste, faustienne et scientiste. Il avait dédié sa pièce Président Faust (Albin Michel, 1974) à Alain de Benoist. Il gardera cependant la nostalgie des années 70 qu’il restitue dans son roman, Les Orphelins (Éditions de Fallois, 1994). Dans Les Dernières Chaînes (Éditions du Rocher, 1997), on retrouve de vieilles opinions défendues à ce moment-là. Il y constate que « l’uniformisation est le pendant de l’égalitarisme (p. 222) » et recritique implicitement le christianisme.

Dans son excellent Blumroch l’admirable ou le déjeuner du surhomme (Gallimard, coll. « Folio », 1976), il fait dire à Joseph Blumroch, l’étonnante hybridation entre Jacques Bergier et Alain de Benoist, être « pour une méritocratie. C’est le seul régime juste. Il n’existe nulle part (p. 33) ». Anticipant le transhumanisme, Blumroch attend avec une évidente impatience le Surhomme nietzschéen non sans avoir au préalable prévenu que « l’idée de surhomme que se font les sous-hommes est […] fasciste (p. 31) ». Déjà, dans sa Lettre ouverte aux gens heureux et qui ont bien raison de l’être (Albin Michel, coll. « Lettre ouverte », 1971), Louis Pauwels avouait miser « sur des minorités d’hommes exceptionnels. Pas du tout sur des minorités d’hommes exceptionnellement colériques. […] Pour moi, les seules élites vraies et respectables sont celles qui trouvent leur justification et leur récompense dans le bonheur d’autrui, ici et maintenant (pp. 152 – 153) ».

droit-de-parler-chroniques.jpgCe zélateur anti-écologiste du progrès technicien s’intéressait à l’Europe. Dans son maître-livre, Le droit de parler (Albin Michel, 1981), le recueil de ses premières chroniques « révolutionnaires – conservatrices » du Figaro Magazine préfacé par Jean-Édern Hallier, il revient régulièrement sur l’avenir de notre continent. « Pour que l’Europe trouve son indépendance et assure sa sécurité, elle n’a pas d’autre voie que la volonté de puissance. Nous devons avoir le dessein de devenir l’une des grandes puissances mondiales, y compris dans le domaine militaire. Nous en avons les moyens. Nous avons le nombre. […] Nous avons à nous affirmer et à nous manifester comme union des nations du vieux monde central, communauté vivante de peuples historiques concrets, forgeant concrètement leur sécurité, conscients de leur originalité, soucieux de leur rayonnement (p. 219). »

Trois ans plus tôt, dans Comment devient-on ce que l’on est ? (Stock, coll. « Les grands auteurs »), il affirmait que « l’Europe a besoin de croire en elle-même. Elle a besoin de traditions ancestrales réanimées, de volonté de puissance et d’intelligence froide. Elle a besoin d’énergie, de richesse et de force (p. 195) ». Il avançait même que « la monarchie est une idée nouvelle en Europe. La nouveauté est de redécouvrir ce que nous sommes (idem) ». En 1979, au sein du collectif Maiastra, rédacteur de Renaissance de l’Occident ? (Plon), on pouvait lire que « la grande différence entre l’Europe et l’Occident, c’est que l’Europe demeure la source des valeurs et des facultés créatrices dont l’Occident ne porte que les applications. L’Europe détient les sources de la culture, là où les blocs qui sont nés et se sont détachés d’elle, ne possèdent que la civilisation née de cette culture (p. 312) ».

Dans son extraordinaire « Adresse aux Européens sans Europe » présent dans Le droit de parler, Louis Pauwels souligne que les racines des États européens « plongent dans un modèle culturel initial qui met la souveraineté dans le spirituel, l’esthétique et les vertus chevaleresques (pp. 166 – 167) » avant de conclure « Qui s’étonnerait, à y bien regarder, du peu de patriotisme de la jeunesse française ? Trop peu d’Europe éloigne de la patrie. Beaucoup d’Europe y ramène. Ils seront patriotes quand nous serons européens (p. 167) ». Trente-sept ans après, cette réflexion demeure toujours d’actualité !

Georges Feltin-Tracol

• Chronique n° 21, « Les grandes figures identitaires européennes », lue le 6 novembre 2018 à Radio-Courtoisie au « Libre-Journal des Européens » de Thomas Ferrier.

jeudi, 06 décembre 2018

Bulletin célinien n°413 (décembre 2018)

louis-ferdinand-cline-8614-A106-B88B.jpg

Bulletin célinien n°413 (décembre 2018)

Sommaire :

L’énigme de l’assassinat de Denoël enfin résolue ?

Le lancement de Voyage et la querelle du Prix Goncourt

Esther Rhodes (1905-1955)

Le procès Céline

BCDEC18.jpgJusqu’à ce jour, tout le monde (Céline lui-même, ses biographes, le monde judiciaire) considérait qu’en 1950 la justice française avait été bonne fille avec l’auteur des Beaux draps. Anne Simonin, directrice de recherche au CNRS, estime, elle, que le jugement fut d’une « sévérité extrême » ¹. Mais il y a mieux : on sait que l’année précédente, en novembre 1949, le commissaire du gouvernement Jean Seltensperger fut dessaisi du dossier, sa hiérarchie estimant son réquisitoire magnanime. Il se concluait, en effet, par le renvoi de Céline devant une Chambre civique (au lieu de la Cour de justice), ce qui eût entraîné une peine sensiblement moins lourde. L’historienne considère qu’il s’agit en réalité d’une « apparente complaisance », le magistrat ayant, au contraire, fait preuve d’une rare duplicité : « Imaginer renvoyer Céline en chambre civique était une façon habile de l’inciter à rentrer en France et à se produire en justice. Une fois Céline devant une chambre civique et condamné à la dégradation nationale, rien n’interdisait au commissaire du gouvernement de considérer que Céline avait aussi commis des actes de nature à nuire à la défense nationale (art. 83-4 du Code pénal). Le mandat d’arrêt, ordonné en 1945, autoriserait alors à renvoyer Céline en prison avant de le déférer en Cour de justice. Et le tour serait joué. » C’est perdre de vue que, dans son réquisitoire, Seltensperger avait requis la mainlevée du mandat d’arrêt. Et c’est surtout ne pas connaître les arcanes de cette histoire judiciaire. Coïncidence : il se trouve que le père (magistrat, lui aussi) d’un de nos célinistes les plus pointus, Éric Mazet, fut le meilleur ami de Jean Seltensperger. Au mitan des années soixante, les confidences que celui-ci fit au jeune Mazet attestent qu’il n’a jamais voulu piéger Céline, bien au contraire. Le réquisitoire modéré qu’il prononça en atteste et ce n’est pas pour rien que le dossier fut confié à un autre magistrat.

Ce n’est pas tout. En février 1951, les Cours de justice, juridiction d’exception chargé des affaires de Collaboration, furent dissoutes : celles-ci relevaient désormais de juridictions militaires. En avril, le Tribunal militaire de Paris fit bénéficier Louis Destouches d’une ordonnance d’amnistie applicable aux anciens combattants blessés de guerre. Ici aussi, l’historienne s’insurge, estimant que cette amnistie découle d’un faux en écriture publique (!). Explication, photo du document à l’appui : c’est un paragraphe ajouté à la main qui amnistia Céline « à l’insu » [sic] du Tribunal militaire. En tant que biographe de Céline, l’avocat François Gibault a étudié le dossier et connaît intimement cette matière. Il estime l’hypothèse pour le moins fantaisiste : « Si le Tribunal militaire n’avait pas délibéré sur la question de l’amnistie, le Président l’aurait fait savoir quand tout le monde lui est tombé sur le dos. Idem pour les juges du Tribunal militaire. La photo qui figure en marge de l’article est un jugement-type remis par le greffier au président pour gagner du temps. Il est d’usage que le président du tribunal supprime les passages inutiles, remplisse les blancs et ajoute à la main ce qui doit l’être. »  Il paraît qu’Anne Simonin veut entreprendre des recherches pour savoir s’il s’agit bien de l’écriture de Jean Roynard, le magistrat qui présidait le Tribunal militaire.  Notre historienne  se doute-t-elle que cette écriture peut tout aussi bien être celle du greffier, du juge-rapporteur ou d’un autre juge qui tenait la plume ? Et connaît-elle le rôle déterminant qu’eut le colonel André Camadau, en charge de l’accusation, dans cette affaire ? ²  Rien n’est moins sûr…

  1. Anne Simonin, « Céline a-t-il été bien jugé ? », L’Histoire, n° 453, novembre 2018, pp. 36-49.
  2. « André Camadau et l’amnistie » in É. Mazet & Pierre Pécastaing, Images d’exil, Du Lérot & La Sirène, 2004.

mercredi, 28 novembre 2018

Louis-Ferdinand CÉLINE et le Danemark (2008)

celinedanemark.jpg

Louis-Ferdinand CÉLINE et le Danemark (2008)

 
 
Émission "Libre Journal de la résistance française" diffusée sur Radio Courtoisie le 22 octobre 2008.
Emmanuel RATIER recevait David ALLIOT, François MARCHETTI, co-auteurs de "Céline au Danemark, 1945-1951" (https://amzn.to/2P2gfKw) et Marc LAUDELOUT. SUR LE SUJET : -
 
 

mardi, 20 novembre 2018

« Racination », de Rémi Soulié

souliéLivreRac.jpg

« Racination », de Rémi Soulié

Ex: https://institut-iliade.com

C’est un beau livre, profond et inspirant que nous offre Rémi Soulié à travers « Racination » (éd. Pierre-Guillaume de Roux). Il est arrivé dans nos bibliothèques à quelques jours de novembre, ce mois si évocateur pour nous autres Européens où, face au ciel, la flamboyance des feuillages et des fleurs sur les tombes nous évoque la nostalgie d’un été qui n’est plus. Fruit de ses réflexions personnelles, joliment dédié « aux sangliers », Racination est une balade littéraire, philosophique et poétique sur le sens du lieu et sur l’enracinement, l’auteur nous invitant à cheminer en compagnie d’Heidegger, Hölderlin, Barrès, Boutang et Novalis à l’écoute de la terre et des morts.

L’enracinement, « ce besoin le plus important et le plus méconnu de l’âme humaine » selon Simone Weil, c’est d’abord pour Rémi Soulié « l’identité de l’être et de l’habitation », fidèle en cela à la pensée de Heidegger. A l’opposé des oukases du moloch mondialiste, nous sommes de quelque part et non d’ailleurs, habitant un lieu et nous y enracinant. C’est ainsi qu’il se décrit lui-même « comme un autochtone, un indigène », chantant au fil des pages sa vieille terre du Rouergue et ses ancêtres, définissant simplement ce qu’il est, c’est-à-dire d’où il vient : « Je suis chez moi sur cette terre et sous ce ciel où mon nom est gravé. »

L’identité doit d’abord être vécue charnellement, enracinée dans le sol où nous sommes nés et transmise par le sang des ancêtres : « qu’homo, s’il veut croître, ne se coupe pas d’humus ». Cet enracinement implique « une dimension communautaire et organique, mais aussi la conscience d’un héritage à faire fructifier, donc, la mémoire d’une dette à l’endroit de ceux qui nous ont précédés : l’homme se pense lui-même comme un débiteur, non un créancier, un homme de devoirs avant d’être un sujet de droits. » Nulle construction doctrinale, ni dogmatisme dans cette « racination », Rémi Soulié se place bien au-delà du champ politique où « l’identité est une part de marché et de l’offre politique “parmi d’autres” (…), les dés sont pipés ; il ne faut plus jouer mais vivre et penser. » Pas de conscience républicaine, de fantasme d’une France pseudo-universelle ou d’obsession souverainiste dans son propos, « la nationalité est une invention moderne, jacobine, révolutionnaire, créature monstrueuse de l’avocasserie la plus bavarde et la plus méprisable pour qui Marie-Antoinette serait l’Autrichienne, Catherine de Médicis et Mazarin des Italiens florentin ou napolitain. » assène-t-il encore.

Pour retrouver la profondeur de l’Être, il faut vivre en paysan et en poète car qui mieux que le paysan — celui qui habite le pagus – peut chanter la terre natale ? De Virgile à Vincenot, de Théocrite à Genevoix, de Péguy à Thibon, « ils ont habité la terre en poètes » écrit-il. Cette démarche est d’autant plus vitale dans un monde où les dieux sont partis. Citant Schiller (« Ils sont remontés au ciel ces dieux qui rendaient la vie belle ») et Hölderlin (« Les oracles de Delphes et de Dodone eux aussi se taisent, le désert croît, les Titans reviennent et avec eux l’enfer des machines »), Rémi Soulié en appelle tout au long de son livre à la poésie, persuadé que « ce qui demeure, seuls les poètes le fondent ».

« Racination » est un livre à lire et méditer auprès de l’âtre, au retour de promenades dans des paysages familiers, en ces jours où se déploie la Chasse sauvage dans le ciel. Ecrit par un authentique Européen de vieille souche rouergate, ce livre saura émouvoir tous ceux qui se reconnaissent, au-delà de leurs petites patries charnelles, en l’Europe éternelle et secrète.

BCT

Rémi Soulié, Racination (éditions Pierre-Guillaume de Roux)

lundi, 19 novembre 2018

Guénon et les grands esprits pour les gilets jaunes

gjmac.jpg

Guénon et les grands esprits pour les gilets jaunes

Les Carnets de Nicolas Bonnal

Le mouvement des gilets jaunes nous permet de redécouvrir modestement les forces vives de la nation dont avait parlé un jour Pie XII ; il a très utilement été insulté par BHL et va constituer un pont entre les forces de gauche et de droite.

On lui reproche d’être populiste et de n’avoir pas su se joindre au train des hérauts de la modernité. Ce qui m’amuse c’est que les avant-gardes et autres minorités ne sont guère une élite, bien plutôt cet amalgame de journaliers pressés et torturés qui passent leur vie dans les bureaux et les aéroports, et se revêtent des oripeaux de la pensée humanitaire. Les classes moyennes c’est le dernier homme de Nietzsche qui dit avoir inventé le bonheur mais se bourre de médicaments pour dormir. Concentrée dans des grosses villes de plus en plus sales, cette post-humanité n’est pas tellurique mais numérique.

On va citer Guénon qui sentait venir cette nouvelle humanité de classes moyennes et de médiocrités, classe moyenne mondiale et uniforme (elle est caricaturale en Chine par exemple), sans aucun génie vernaculaire. Vous pouvez le lire ici : Le masque populaire, chapitre XXVIII d’Initiation et réalisation spirituelle.

Guénon donc, incarnation de notre déchue élite sacerdotale (au sens de Dumézil presque) qui écrit ceci du peuple :

« C’est d’ailleurs à ce même peuple (et le rapprochement n’est certes pas fortuit) qu’est toujours confiée la conservation des vérités d’ordre ésotérique qui autrement risqueraient de se perdre, vérités qu’il est incapable de comprendre, assurément, mais qu’il n’en transmet cependant que plus fidèlement, même si elles doivent pour cela être recouvertes, elles aussi, d’un masque plus ou moins grossier ; et c’est là en somme l’origine réelle et la vraie raison d’être de tout « folklore », et notamment des prétendus « contes populaires ». Mais, pourra-t-on se demander, comment se fait-il que ce soit dans ce milieu, que certains désignent volontiers et péjorativement comme le « bas peuple », que l’élite, et même la plus haute partie de l’élite, dont il est en quelque sorte tout le contraire, puisse trouver son meilleur refuge, soit pour elle-même, soit pour les vérités dont elle est la détentrice normale ? Il semble qu’il y ait là quelque chose de paradoxal, sinon même de contradictoire ; mais nous allons voir qu’il n’en est rien en réalité. »

J’ai bien décrit dans mon livre sur le paganisme au cinéma (Dualpha et Amazon.fr) le lien entre folklore et culture populaire. Guénon ajoute à ce sujet :

« Le peuple, du moins tant qu’il n’a pas subi une « déviation » dont il n’est nullement responsable, car il n’est en somme par lui-même qu’une masse éminemment « plastique », correspondant au côté proprement « substantiel » de ce qu’on peut appeler l’entité sociale, le peuple, disons-nous, porte en lui, et du fait de cette « plasticité » même des possibilités que n’a point la « classe moyenne » ; ce ne sont assurément que des possibilités indistinctes et latentes, des virtualités si l’on veut, mais qui n’en existent pas moins et qui sont toujours susceptibles de se développer si elles rencontrent des conditions favorables. »

Le plus dur est de maintenir le potentiel d’un peuple intact (c’est pourquoi on cherche à le remplacer ou à la faire changer de sexe quand on n’incendie pas son sol comme ici ou là) :

« Contrairement à ce qu’on se plaît à affirmer de nos jours, le peuple n’agit pas spontanément et ne produit rien par lui-même ; mais il est comme un « réservoir » d’où tout peut être tiré, le meilleur comme le pire, suivant la nature des influences qui s’exerceront sur lui. »

rgpor.jpgAprès Guénon se défoule sur la classe moyenne apparue en France à la fin du Moyen Age et si visible déjà au temps de Molière (que ne le lisez-vous en ce sens celui-là !) :

« Quant à la « classe moyenne », il n’est que trop facile de se rendre compte de ce qu’on peut en attendre si l’on réfléchit qu’elle se caractérise essentiellement par ce soi-disant « bon sens » étroitement borné qui trouve son expression la plus achevée dans la conception de la « vie ordinaire », et que les productions les plus typiques de sa mentalité propre sont le rationalisme et le matérialisme de l’époque moderne ; c’est là ce qui donne la mesure la plus exacte de ses possibilités, puisque c’est ce qui en résulte lorsqu’il lui est permis de les développer librement. Nous ne voulons d’ailleurs nullement dire qu’elle n’ait pas subi en cela certaines suggestions, car elle aussi est « passive », tout au moins relativement ; mais il n’en est pas moins vrai que c’est chez elle que les conceptions dont il s’agit ont pris forme, donc que ces suggestions ont rencontré un terrain approprié, ce qui implique forcément qu’elles répondaient en quelque façon à ses propres tendances ; et au fond, s’il est juste de la qualifier de « moyenne », n’est-ce pas surtout à la condition de donner à ce mot un sens de « médiocrité » ? »

Voilà pour Guénon, qui n’a guère besoin de commentaires. J’ajouterai ce fameux passage de Taine dans son La Fontaine, dernière grande incarnation du génie français traditionnel :

« Le bourgeois est un être de formation récente, inconnu à l’antiquité, produit des grandes monarchies bien administrées, et, parmi toutes les espèces d’hommes que la société façonne, la moins capable d’exciter quelque intérêt. Car il est exclu de toutes les idées et de toutes les passions qui sont grandes, en France du moins où il a fleuri mieux qu’ailleurs. Le gouvernement l’a déchargé des affaires politiques, et le clergé des affaires religieuses. La ville capitale a pris pour elle la pensée, et les gens de cour l’élégance. L’administration, par sa régularité, lui épargne les aiguillons du danger et du besoin. Il vivote ainsi, rapetissé et tranquille. A côté de lui un cordonnier d’Athènes qui jugeait, votait, allait à la guerre, et pour tous meubles avait un lit et deux cruches de terre, était un noble. »

Que cela est bien dit !

Et je reprends Balzac qui a tout dit aussi sur la classe moyenne, le bobo et le parigot dans les deux premières pages fascinées de sa Fille aux yeux d’or :

« À force de s’intéresser à tout, le Parisien finit par ne s’intéresser à rien. Aucun sentiment ne dominant sur sa face usée par le frottement, elle devient grise comme le plâtre des maisons qui a reçu toute espèce de poussière et de fumée. En effet, indifférent la veille à ce dont il s’enivrera le lendemain, le Parisien vit en enfant quel que soit son âge. Il murmure de tout, se console de tout, se moque de tout, oublie tout, veut tout, goûte à tout, prend tout avec passion, quitte tout avec insouciance ; ses rois, ses conquêtes, sa gloire, son idole, qu’elle soit de bronze ou de verre ; comme il jette ses bas, ses chapeaux et sa fortune. À Paris, aucun sentiment ne résiste au jet des choses… »

Il oubliera Macron alors le parisien ?

« Ce laisser-aller général porte ses fruits ; et, dans le salon, comme dans la rue, personne n’y est de trop, personne n’y est absolument utile, ni absolument nuisible : les sots et les fripons, comme les gens d’esprit ou de probité. Tout y est toléré, le gouvernement et la guillotine, la religion et le choléra. »

La base de tout alors ? Le fric et le cul, répond Balzac.

« Vous convenez toujours à ce monde, vous n’y manquez jamais. Qui donc domine en ce pays sans mœurs, sans croyance, sans aucun sentiment ; mais d’où partent et où aboutissent tous les sentiments, toutes les croyances et toutes les mœurs ? L’or et le plaisir. »

Au moyen âge on disait que Dieu avait créé le prêtre, le laboureur et le guerrier, que le diable avait créé le bourgeois. Balzac évoque alors nos avocats politiciens, des gestionnaires de fortune comme on dit :

« Nous voici donc amenés au troisième cercle de cet enfer, qui, peut-être un jour, aura son DANTE. Dans ce troisième cercle social, espèce de ventre parisien, où se digèrent les intérêts de la ville et où ils se condensent sous la forme dite affaires, se remue et s’agite par un âcre et fielleux mouvement intestinal, la foule des avoués, médecins, notaires, avocats, gens d’affaires, banquiers, gros commerçants, spéculateurs, magistrats. Là, se rencontrent encore plus de causes pour la destruction physique et morale que partout ailleurs. »

balzac.jpgLa classe moyenne pense sur tout pareil, et c’est en fonction des médias. Elle a été d’abord terrifiante en Angleterre (lisez Fukuyama) puis en France et dans le monde. Balzac :

« Alors, pour sauver leur amour-propre, ils mettent tout en question, critiquent à tort et à travers ; paraissent douteurs et sont gobe-mouches en réalité, noient leur esprit dans leurs interminables discussions. Presque tous adoptent commodément les préjugés sociaux, littéraires ou politiques pour se dispenser d’avoir une opinion ; de même qu’ils mettent leurs consciences à l’abri du code, ou du tribunal de commerce. »

Il est évident pour conclure que le peuple peut être dévié de son but, comme dit Guénon. Mais que comme le chien Ran-Tan-Plan du génial Goscinny (un concentré du génie de la sagesse juive humoristique) qui nous fit tant rire enfants, « il sent confusément quelque chose » au lieu de foncer comme le petit-bourgeois qui mène le monde à sa perdition sous la forme Macron ou Merkel chez le premier Homais venu pour se déboucher le nez.

Sources

Guénon, Initiation et réalisation spirituelle (classiques.uqac.ca)

Balzac – La Fille aux yeux d’or

Bonnal – Chroniques sur la Fin de l’Histoire ; le paganisme au cinéma ; Céline pacifiste enragé (Amazon.fr).

Taine – La Fontaine et ses Fables

dimanche, 18 novembre 2018

Bernanos a été, à des degrés divers, trois hommes à la fois

Entretien avec Thomas Renaud, auteur de Georges Bernanos (1888-1948) – Qui Suis-Je ? (Pardès)

Propos recueillis pas Fabrice Dutilleul

Ex: http://www.eurolibertes.com

Pourquoi lire Bernanos aujourd’hui ?

Sans que cela constitue une pirouette, je vous répondrai en citant Baudelaire qui affirmait, en 1887, donc avant-hier : « Il n’y a de grand parmi les hommes que le poète, le prêtre et le soldat, l’homme qui chante, l’homme qui bénit, l’homme qui sacrifie et se sacrifie ». Bernanos a été, à des degrés divers, ces trois hommes à la fois et c’est pour cela qu’il nous faut aujourd’hui le lire, ou le relire. On retient trop souvent sa critique de la technique, peut-être grâce à la force d’un titre : La France contre les robots. Cette critique était certes pertinente mais elle a été largement surpassée par d’autres. Qu’il suffise de citer, à la même époque, Huxley ou Barjavel. Mais ce qui fait toute l’originalité de Bernanos, c’est qu’il avait saisi que le désastre moderne n’était pas prioritairement social, économique ni même philosophique, mais spirituel. Ou plutôt, qu’il était social, économique et philosophique parce que spirituel. C’est parce que la modernité est une gigantesque machine à broyer les âmes que Bernanos a porté en lui toute sa vie la nostalgie des temps anciens. D’autant plus que cette faillite moderne était peinturlurée, déguisée, masquée en formidable marche du Progrès.

QSJBernanos.jpgLire Bernanos aujourd’hui, c’est donc renouer avec l’idéal de la plus vieille France, celui d’une chrétienté médiévale – peut-être idéalisée – qui, dans toute sa puissance, était restée le marchepied du Royaume des Cieux. Royaume qui ne s’ouvrait qu’à ceux qui n’avaient pas tué en eux l’esprit d’enfance. Une chrétienté virile qui châtiait les usuriers et faisait miséricorde aux putains, qui couvrait la France de monastères, de vignes et de moulins. C’est à cette vieille terre de France que Bernanos songeait lorsqu’il écrivait : « Quand je serai mort, dites au doux royaume de la terre que je l’aimais plus que je n’ai jamais osé le dire ». Et cette terre est la nôtre, alors…

Quels livres de Bernanos conseilleriez-vous à quelqu’un qui ne l’a encore jamais lu ? Et quels sont ses livres aujourd’hui toujours disponibles ?

La quasi-totalité des œuvres de Bernanos sont aujourd’hui accessibles, et les rééditions sont nombreuses. La critique a trop souvent distingué en Bernanos le romancier du pamphlétaire, je me suis attaché dans cette petite biographie à montrer que la césure est artificielle. Les deux facettes de l’écrivain se nourrissaient mutuellement et tiraient leur force de la même âme torturée. Mais puisqu’il faut bien vous répondre, nous pourrions suggérer le Journal d’un Curé de campagne, Sous le Soleil de Satan et Français, si vous saviez… Ce dernier titre, recueil d’articles parus au sortir de la deuxième guerre mondiale, a beaucoup à nous dire sur la situation actuelle de la France et les choix qui s’ouvrent à notre vieux peuple. Mais le sommet poétique de Bernanos reste peut-être Dialogues des carmélites, œuvre des derniers instants d’une vie trop vite consumée, qui concentre en quelques âmes ce que l’écrivain attendait de « l’esprit français ».

Bernanos n’a jamais renié son amitié et son soutien à Édouard Drumont, auteur du best-seller au XIXe siècle La France juive ; étrangement, ce n’est pas ce qu’on semble prioritairement lui reprocher de nos jours ; je me trompe ?

Si Bernanos n’a jamais renié Drumont, il s’est expliqué à plusieurs reprises sur l’antisémitisme qui lui était reproché. J’ai tenu à apporter quelques précisions utiles sur cette question qui est aujourd’hui particulièrement piégeuse, et Sébastien Lapaque, excellent connaisseur de l’œuvre de Bernanos, avait, à plusieurs reprises, brillamment repoussé les tentatives fielleuses des petits censeurs des lettres françaises. La Grande Peur des bien-pensants et Les Grands Cimetières sous la lune opposent bernanosiens de droite et bernanosiens de gauche. C’est ramener un écrivain à des considérations bien mesquines. Il faut prendre Bernanos tout entier. Le Grand d’Espagne avait tenu à saluer en Drumont un défenseur du petit peuple contre le règne de l’Argent, malgré, ou plutôt au-delà de son antisémitisme. La meilleure manière de comprendre ces nuances peu admises par les scribouillards du temps, reste de le lire.

vendredi, 16 novembre 2018

Bulletin célinien, n°412

LFCnov18.jpg

BCnov18.jpgBulletin célinien, n°412

Sommaire :

Pierre Laval vu par Céline

Un guide du Paris “réac et facho”

Sillonner les transports céliniens à la recherche du style

Voyage à nouveau sur les planches

Céline au bout de la nuit africaine

Réplique

par Marc Laudelout

Contre Céline tout est désormais permis. Dans un fort volume d’un millier de pages, on peut, sans susciter guère de contestations, le faire passer pour un vil délateur et un actif agent de l’Allemagne alors même qu’on n’apporte aucune preuve tangible. Tout ou presque n’y est que suppositions gratuites, insinuations malveillantes, déductions fallacieuses et hypothèses bancales. Le piège est redoutable car réfuter ces calomnies vous fait ipso facto passer pour un personnage suspect. Céline, il est vrai, n’est pas un écrivain facile à défendre tant il s’est mis lui-même dans un mauvais cas. Il ne s’agit d’ailleurs pas de le défendre (son procès se tint il y a plus d’un demi-siècle) mais d’établir les faits, uniquement les faits. On aurait envie de répondre à ses détracteurs que ce n’est pas la peine d’en rajouter même si l’envie démange certains de le mettre indéfiniment en accusation. Ils n’ont de cesse de faire encore et toujours son procès. L’année du cinquantenaire de sa mort, la chaîne franco-allemande Arte, puis la Télévision suisse romande, ont précisément diffusé un documentaire refaisant Le Procès de Céline, où intervenait déjà le tandem Taguieff-Duraffour. Aujourd’hui, la revue L’Histoire publie un dossier sur le même sujet ¹ et, au début de ce mois,  le tribunal de la FFDE (Fédération Française de Débat et d’Éloquence)  organise au Palais de Justice de Paris un nouveau “procès Céline” !C’est dire si le livre de David Alliot et Éric Mazet vient à point nommé pour remettre les pendules à l’heure. Le lecteur y verra que ni le docteur Joseph Hogarth (Bezons) ni  le docteur Herminée Howyan (Clichy) ne furent victimes des propos de leur confrère Destouches. Et, comme l’a admis l’Association des Amis de Robert Desnos, Céline n’est strictement pour rien dans le sort tragique du poète. Les auteurs démontent aussi l’assertion venimeuse selon laquelle Helmut Knochen aurait désigné Céline comme agent du SD. C’est de la même farine que la mention de son nom sur une note d’Otto Abetz le pressentant pour diriger le Commissariat général aux questions juives. Le premier biographe de Céline évoquait déjà un « document sans aucune valeur de preuve » (Gibault III, p. 257). Tout le problème réside là, en effet : n’ayant ni l’un ni l’autre de formation historique, Taguieff et Duraffour ne procèdent à aucune critique interne et externe des documents qu’ils exhument.  À partir de là,  c’est la porte ouverte à toutes les allégations, surtout si elles vont dans leur sens.Le plus grotesque dans la démarche de Taguieff est sans doute ailleurs : dénier à Céline toute réelle valeur littéraire. « Son pavé est conçu comme une entreprise de démolition de l’écrivain. L’intention est bien d’écarter de Céline tout lecteur, tout directeur de thèse, tout acteur, comme autrefois les catholiques jetaient l’opprobre sur Voltaire, les républicains sur Chateaubriand, les féministes sur Sade et les sacristains sur Baudelaire. »

Gageons que la grande presse ne parlera guère de cet opuscule incisif et pugnace. Ce serait mettre en question les articles convenus qui rendirent compte du bouquin de Taguieff. Les céliniens, eux, savent ce qu’il leur reste à faire : lire et faire connaître autour d’eux cet ouvrage qui y répond de si magistrale façon.

• David ALLIOT & Éric MAZET, Avez-vous lu Céline ?, Pierre-Guillaume de Roux, 2018, 128 p. Diffusé par le BC (20 €, port inclus).

  1. « Céline, le procès d’un antisémite » in L’Histoire, n° 453, novembre 2018. Nous y reviendrons le mois prochain

mardi, 23 octobre 2018

Bulletin célinien n°411

lfc-curtain.jpg

Bulletin célinien n°411

octobre 2018

BCoct18.jpgSommaire : 

- Céline en Italie:

Rencontre avec Valeria Ferretti

- Une « dénonciation oubliée »

- Actualité célinienne

- « Céline & Céline » de Michel Ruffin.

 

Héritage

par Marc Laudelout

Jean-Luc Barré, qui dirige depuis une dizaine d’années la collection « Bouquins » chez Robert Laffont, accomplit une partie de la mission  que  n’assure plus Antoine Gallimard pour la « Bibliothèque de la Pléiade ».  Celle-ci  se targue d’être  « un héritage augmenté des chefs-d’œuvre de notre temps ». Pour des raisons de toute évidence idéologiques, la maison Gallimard refuse une part de cet héritage. Ni Barrès, ni Bainville, ni Maurras n’y ont droit de cité. Tous trois réédités, en revanche, dans la collection « Bouquins ». On peut naturellement penser ce que l’on veut du maître de Martigues mais nier qu’il ait exercé, pendant près d’un demi-siècle, un magistère intellectuel sur ses contemporains serait grotesque. Dans un fort volume de plus d’un millier de pages, les éditions Robert Laffont rééditent donc ses grands textes, de L’Avenir de l’intelligence à Kiel et Tanger sans oublier ceux sur l’esthétique ainsi que sa poésie dont de superbes textes érotiques inédits.

Il est sans doute inutile de rappeler ici à quel point les tropismes céliniens diffèrent des tropismes maurrassiens. Attiré par la Méditerranée et l’Antiquité gréco-latine, Maurras eut une inclination pour le fascisme italien tout en vitupérant contre l’Allemagne dont il fut, tout au long de sa vie, un farouche adversaire. Alors même que Céline considérait cette germanophobie contre nature et porteuse de nouveaux périls. Dans un article paru en 1942, « La France de M. Maurras », son ami Lucien Combelle stigmatisait, lui aussi, cette germanophobie. Ce qui lui attira un commentaire acerbe de Céline lui reprochant de passer à côté de ce qui était pour lui l’essentiel : l’antiracisme de Maurras déjà tancé quatre ans auparavant dans L’École des cadavres. À la suite d’Urbain Gohier, Céline soupçonnait même des origines sémites au leader de l’Action Française.

À ce propos, signalons que l’unique livre consacré à Combelle vient d’être réédité dans cette même collection « Bouquins » avec d’autres livres de Pierre Assouline sur la période de l’Occupation : ses romans (La cliente, Lutetia, Sigmaringen), sa biographie de Jean Jardin et son essai sur l’épuration des intellectuels. C’est dire si cette période fascine depuis toujours Assouline qui s’en explique dans une préface inédite, « Apologie de la zone grise ». Il y évoque avec nuance sa relation à cette histoire complexe. Laquelle n’était pas faite que de héros et de salauds. Comment d’ailleurs qualifier un jeune Français d’une vingtaine d’années acceptant de risquer sa vie sur le front de l’Est pour des idées qu’il croit justes ? Le juif sépharade qu’est Assouline fut l’ami de Combelle qui, non seulement crut au fascisme, mais en fut un ardent militant jusqu’en juillet 1944. Cette amitié l’honore, cela va sans dire, mais ce qui le distingue encore davantage de la plupart de ses confrères, c’est le refus de tout manichéisme. Et le goût de comprendre avant de juger.

  1. Charles MAURRAS, L’Avenir de l’intelligence et autres textes (édition établie et présentée par Martin Motte ; préface de Jean-Christophe Buisson), Robert Laffont, coll. « Bouquins », 2018, 1225 p. ; Pierre ASSOULINE, Occupation (romans et biographies), Robert Laffont, coll. « Bouquins », 2018, 1317 p.

La correspondance de Céline à Combelle a été éditée par Éric Mazet dans L’Année Céline 1995 (Du Lérot, 1996, pp. 68-156). Signalons aussi l’émission télévisée de Bernard Pivot sur « Les intellectuels et la Collaboration » (Apostrophes, 1er décembre 1978) à laquelle Combelle participa [https://www.youtube.com/watch?v=IcgWGFwt7nQ] et la série d’entretiens que Pierre Assouline eut avec lui (À voix nue, France Culture, 25-29 juillet 1988) [https://www.youtube.com/watch?v=D6rWO3pEPdc].

La sociedad "Oswald Spengler" premia al escritor Michel Houellebecq, autor profético sobre la islamización de Francia

hou-por.png

La sociedad "Oswald Spengler" premia al escritor Michel Houellebecq, autor profético sobre la islamización de Francia

La Sociedad "Oswald Spengler" ha concedido el Primer Premio que lleva el propio nombre de la entidad académica al famoso escritor Michel Houellebecq en un acto que se celebró en un hotel de Bruselas el pasado viernes, 19 de octubre.

Houellebecq es un escritor mundialmente famoso por su novela "Sumisión", obra polémica e inquietante, que plantea un futuro oscuro para una República Francesa islamizada en un grado muy elevado. El escritor no ha tardado en ser acusado de "islamofobia", ataque ante el cual responde que lo único que ha hecho es adelantar acontecimientos, siguiendo racionalmente las tendencias que ya se observan en el país galo y en otras naciones de occidente. La novela se ha traducido al español en la editorial Anagrama. En esa Francia alienada que hoy podemos conocer, la Sorbona se ha convertido en una Escuela Coránica, las mujeres francesas adoptan masivamente vestimentas musulmanas, y una formación política mahometana se hace dueña de las urnas de un país occidental.

Tal como reza en su propia página web, "la Sociedad Oswald Spengler para el Estudio de la Humanidad y de la Historia Mundial está dedicada al estudio comparativo de las culturas y las civilizaciones, incluyendo la prehistoria, la evolución de la humanidad entendida como un todo, así como las extrapolaciones que consideran el posible futuro del hombre". Se trata de una sociedad académica internacional que toma su inspiración de los trabajos e ideas del filósofo alemán Oswald Spengler (1880-1936), con ánimo de revisarlos, ponerlos al día y examinarlos críticamente, pero que también se marca el propósito de realizar un trabajo interdisciplinar que incluye materias como la teoría evolucionista, la sociobiología, la filosofía, la psicología, la jurisprudencia y la arqueología. En la dirección de dicha Sociedad figuran el famoso economista alemán Max Otte, así como los profesores David Engels y Gerd Morgenthaler.

El pensador germano Spengler elaboró toda una teoría cíclica sobre las grandes civilizaciones mundiales. Éstas, al igual que los seres vivos, nacen, crecen y finalmente –tras un envejecimiento o declinar- mueren. En contradicción y hostilidad abierta con el nazismo, Spengler nunca defendió la supremacía de la civilización occidental sobre las otras, ni aprobó las tesis racistas o biológicas que, de manera pseudocientífica, apoyan una superioridad "aria". Antes al contrario, su pensamiento es pluralista, estableciendo la comparación entre la Historia de la Humanidad y un jardín de plantas de la más variada especie. Cada planta (civilización) posee su propio ritmo y ciclo, y en el primer tercio del siglo XX Spengler trató de comprender ésta fase senil en la que se encuentra Europa en su famosa obra La Decadencia de Occidente.

El profesor de Historia de Roma, David Engels, de la Universidad Libre de Bruselas, explica los motivos por los que Houellebecq ha obtenido este Primer Premio de la Sociedad "Spengler", dotado con una cuantía de 10.000 euros:

"Nosotros buscábamos un pensador merecedor del mismo, en continuidad intelectual con Spengler. Para nosotros, de entre los autores actuales, Michel Houellebecq representa  de la manera más palpable este ambiente melancólico de un Occidente cínico que ha perdido todas sus esperanzas y se prepara para abandonarse a sí mismo. Su "Sumisión" anuncia el naufragio del sistema universitario occidental, el fin de la democracia europea, la creación de un Estado franco-mediterráneo autoritario en manos de un presidente conservador y la islamización de Europa, es una novela que no puede ser más spengleriana." (Entrevista a D. Engels en el medio belga "Le Vif")

dimanche, 14 octobre 2018

Semmelweis/Céline: la rencontre de deux génies délirants

semmelweis-céline.png

Semmelweis/Céline: la rencontre de deux génies délirants

Par Yann P. Caspar

Ex: https://visegradpost.com

« Voici la terrible histoire de Philippe Ignace Semmelweis ». C’est ainsi que le Docteur Destouches amorce la préface de 1936 à la première édition commerciale de sa Thèse de Médecine, soutenue douze ans plus tôt à Paris, et ayant pour sujet la vie et l’oeuvre du plus célèbre médecin hongrois. Alors qu’on omet aisément de rappeler qu’avant de s’illustrer par une production littéraire hors du commun, Céline est avant tout un médecin sincèrement convaincu de sa vocation, cette thèse peut se lire comme l’étincelle qui allumera la flamme du style célinien et une lumineuse évocation du destin maudit des deux hommes.

D’une patte narguant continuellement les standards de la rédaction scientifique, Céline raconte le toujours plus insoutenable agacement de ce jeune obstétricien hongrois découvreur de l’asepsie face à la crasse et jalouse ignorance de ses confrères viennois. Peignant un monde médical majoritairement composé d’esprits invariablement tièdes, étroits et mesquins, Céline fait de Semmelweis l’archétype du génie s’acharnant passionnément à vouloir imposer ce qu’il pense être juste et vrai, sans bien sûr s’encombrer inutilement du moindre tact mondain. Quiconque sait le parcours de Céline pourra ainsi voir dans ce texte de 1924 une étonnante et splendide prophétie auto-réalisatrice rédigée par le futur prostré de Meudon, où vivant chichement ses dernières années de pestiféré avec sa femme Lucette, coupé du monde et clochardesque devant ses rares visiteurs, il écrira coup sur coup trois chefs d’oeuvre absolus : D’un château l’autre, Nord et Rigodon.

Semmelweis_572.jpgQuel est donc le génie d’un Semmelweis ? Exerçant dans une clinique où la fièvre puerpérale ravage les femmes en couche, surtout lorsque celles-ci sont tripotées par des étudiants ayant plus tôt effectué des dissections, Semmelweis comprend que cette mortalité massive est directement liée à la propagation de miasmes cadavériques dans les organes génitaux féminins. Déjà persuadé que la cause de ces décès se trouve au sein de la clinique même, son déclic survient le jour où son ami Kolletschka, souffrant d’une blessure au scalpel contractée lors d’une dissection, meurt des suites de symptômes similaires à ceux de la fièvre puerpérale.

Commentant cette révélation, Céline se plaît à souligner qu’elle intervient au retour du jeune Hongrois d’un voyage de plusieurs mois à Venise. Profondément ému par la beauté de cette ville, Semmelweis aurait tout naturellement flairé l’évidence : la pourriture cadavérique est à l’origine de la fièvre puerpérale. Ébloui par le génie de Philippe, Louis préfigure alors le sien : « La Musique, la Beauté sont en nous et nulle part ailleurs dans le monde insensible qui nous entoure. Les grandes œuvres sont celles qui réveillent notre génie, les grands hommes sont ceux qui lui donnent une forme »1.

Les accoucheurs se lavent les mains et la mortalité se met à dégringoler. Aux quatre coins de l’Europe, les médecins, tout réputés qu’ils soient, se mobilisent contre ce ridicule et vaniteux Hongrois, et entendent bien mettre un terme à cette folie hygiéniste. Semmelweis est mis à l’index, on l’humilie et l’invite prestement à rejoindre Budapest. Il arrive dans une capitale hongroise en pleine effervescence, peu de temps après le déclenchement des événements de 1848. Ce trentenaire banni de médecine s’éprend de politique avant de plonger dans une sérieuse dépression suite à la défaite des révolutionnaires. Bien que Céline n’ait jamais montré de tropisme centre-européen — et a fortiori une passion pour la Hongrie —, il met brillamment le doigt sur un caractère national hongrois : la propension magyare à savourer trop rapidement une victoire avant de se laisser happer par un état de mélancolie aggravé ; en somme, la Hongrie : une nation dont l’histoire n’est qu’une succession de sauteries sans lendemain.

L’histoire de Philippe Ignace Semmelweis, c’est celle de Louis-Ferdinand Céline. C’est celle de deux tarés se sentant dès leur adolescence investis d’une mission contre la bassesse et la lourdeur de notre monde. Reniés, exclus, ils crient, vocifèrent ; ils délirent. Ils savent que le talent est monnaie courante, alors que le génie est rare. Le talent procède de la matière grise, il est froid. Ils montrent qu’il n’y a guère que la chaleur des émotions et des tripes pour transformer le talent en génie. Imposer son génie à la société est possible en maîtrisant les codes des relations humaines — qualité que possédait assurément Louis Pasteur pour théoriser et faire reconnaître ce que le furieux Semmelweis avait senti avant lui.

1 Louis-Ferdinand Céline, Semmelweis, Collection L’Imaginaire, Gallimard, 1999, Paris, p. 67

mardi, 18 septembre 2018

Une biographie de Bernanos

GB-cit.jpg

Une biographie de Bernanos

par Georges FELTIN-TRACOL

Simone Weil, George Orwell et Georges Bernanos font partie des références incontournables d’une certaine droite réfractaire aux slogans libéraux et économicistes. Compatriote forézien originaire de l’industrieuse vallée de l’Ondaine aux portes du Velay, Thomas Renaud vient d’écrire une agréable biographie sur l’auteur de Monsieur Ouine dans la collection « Qui suis- je ? ». Depuis plusieurs années, les livres ne cessent de se multiplier sur le natif au 26, rue Joubert à Paris. Si l’ouvrage de Thomas Renaud ne vise pas à l’exhaustivité, il apporte un éclairage raisonné sur une grande figure spirituelle, littéraire et culturelle !

Contre l’hémiplégie politique

qui-suis-je-jean-bernanos-zkrmn4.jpgSoixante-dix ans après sa mort, Georges Bernanos fait toujours l’objet d’interprétations intéressées. Certaines se focalisent sur le romancier et ignorent l’essayiste et le polémiste. D’autres, au contraire, valorisent le pamphlétaire et écartent son œuvre romanesque. Thomas Renaud a le mérite de montrer que ces deux facettes forment un seul ensemble de manière irrécupérable. « Complexe et torturé, dans la mesure où il n’a jamais voulu faire taire les appels de son âme, Bernanos a porté avec lui les violents paradoxes de la nature humaine, sans que ne soient jamais trahies ses plus profondes convictions. Catholique, royaliste, anti-démocrate, anti-clérical et anti-moderne, ennemi des bourgeois et partisan des petits jusqu’à la mauvaise foi, il demeura tout cela à la fois, depuis son adolescence jusqu’à son dernier souffle. D’un côté, les “ droitards ” se fourvoient en dénonçant en lui un traître passé à gauche, de l’autre, certains néo-bernanosiens se trompent également en occultant l’admiratif disciple de Drumont, le militant de rue de l’Action française, le solide soldat des tranchées et le chrétien intégral (p. 114). »

C’est fort bien vu à un moment où certaines feuilles de choux mensuelles richement illustrées et intellectuellement vides – pensons à L’Imbécile – le revendiquent avec excès. Militant royaliste intégral, Bernanos a toujours eu la fibre sociale, d’où son engagement au Cercle Proudhon avant la Grande Guerre. Aujourd’hui – et sans faire parler les morts à la façon bolchevique -, le jeune Bernanos aurait probablement milité au Bastion social si injustement décrié par quelques petits bourges néo-conservateurs. Son œuvre se comprend à l’aune de sa détestation de l’injustice. C’est contre l’injustice grasse faite à la mémoire de l’auteur de La France juive qu’il rédige ce remarquable ouvrage, La Grande Peur des bien-pensants. C’est contre un monde tragique qu’il publie Sous le Soleil de Satan et Nouvelle histoire de Mouchette. C’est contre une répression qu’il estime inique de la part des nouveaux croisés de libération nationale qu’il s’indigne dans Les Grands Cimetières sous la lune. C’est contre une « étrange défaite » (Marc Bloch) en 1940 que depuis son exil brésilien, il se rallie à un général de brigade à titre temporaire qui sait s’exprimer à la radio, devenant ainsi le premier écrivain de la France libre. C’est contre une Technique devenue folle et meurtrière au lendemain de la Seconde Guerre mondiale qu’il sort La France contre les robots. Qui aurait de nos jours l’audace de signer une France contre Facebook, Apple, Google et Amazon ?

Les colères d’un chrétien intégral

Au moment des Grands Cimetières sous la lune, des critiques ont cru que Georges Bernanos allait prendre la voie royale vers les notables et, pourquoi pas ?, l’Académie française. Ils se trompaient complètement. En effet, Georges Bernanos n’a jamais plongé dans l’eau tiède de la gloriole médiatique de son temps. Plus que Français du XXe siècle, Bernanos se sentait Chrétien surgi du « beau Moyen Âge », de ce siècle des cathédrales gothiques et du souverain sacré de Justice sous son chêne, Louis le Neuvième. Au soir de sa vie, il écrit Le Dialogue des carmélites au ton plus que contre-révolutionnaire, franchement réactionnaire et anti-révolutionnaire. Thomas Renaud rappelle que ce texte fut à maintes reprises adapté au théâtre, mais c’est en 1952, « la création de Tassencourt [qui] remporta les suffrages quasi unanimes de la critique (p. 109) ». Marcelle Tassencourt, l’épouse et l’égérie de Thierry Maulnier dont le cheminement intellectuel prit une direction assez parallèle à celui de Bernanos…

bernanos4.jpgDu fait des impératifs du volume, l’auteur s’intéresse à la vie de Georges Bernanos, quitte à reléguer au second plan sa vision politique. Elle demeure cependant bien présente pour expliquer les prises de position virulentes d’un fervent chrétien inquiet de l’avenir de la foi et des fidèles. Attention au contre-sens ! Bernanos se moque du sort des États modernes. Ce catholique a compris que la modernité est en perdition, elle est la perdition et correspond à la Chute de l’Homme adamique. D’où la démarche de son biographe. « Il nous semblait préférable de présenter aux lecteurs qui le connaissaient mal un Bernanos vivant, sans l’habituelle hémiplégie intellectuelle des lecteurs “ de droite ” et “ de gauche ”. Sébastien Lapaque a fait beaucoup pour rendre ce Bernanos “ en bloc ” que trop de critiques avaient divisé. Cette petite biographie doit ouvrir largement sur l’œuvre et permettre une belle amitié avec un auteur particulièrement attachant, qui n’a jamais souhaité jouer la comédie (1). »

Thomas Renaud insiste néanmoins sur la genèse méconnue de La Grande Peur des bien-pensants. « Le choix du titre sera l’occasion de combats homériques entre l’auteur et les lecteurs de la maison. “ Un témoin de la race ” ? Refusé. “ Au bord des prochains charniers ” ? Refusé. “ Démission de la France ” ? Encore refusé. Dans une dernière tentative, Bernanos propose “ La Grande Peur des bien-pensants ”. Il tient également à ce que le nom d’Édouard Drumont apparaisse en sous-titre. L’éditeur acquiesce à sa première demande et repousse la seconde (p. 65). » Quel vertige si l’un de ces premiers titres avait été adopté !

Résistance manquée à la Modernité

L’auteur aurait pu mieux confronter Georges Bernanos à Ernst Jünger qui, par bien des aspects, peut être vu comme le premier des bernanosiens, lui, le porteur de la décoration « Pour le Mérite » qui se convertit au catholicisme romain en espérant que l’Église catholique contiendrait le déploiement de la Modernité. Ne soyons toutefois pas sévère d’autant que cela pourrait servir de trame à un prochain essai… « Espérons, craint-il, ne pas avoir rejoint, par ces quelques pages, la cohorte des imbéciles (p. 113). » Qu’il soit rassuré ! Cette cohorte ne l’a pas rencontré.

« Au soir de sa vie, prévient encore Thomas Renaud, Bernanos affirmait ne plus écrire pour ses contemporains, mais pour leurs arrière-petits-fils (p. 9). » Voulait-il vraiment avoir des disciples ? « Son œuvre nous ferait volontiers répondre par la négative. Du moins si l’on entend par là qu’il souhaitait “ faire école ”, répond-il encore. L’échec supposé de l’école maurrassienne – solide école de pensée, mais finalement d’inaction – avait probablement défavorablement marqué l’ancien Camelot du roi. Cela n’a pas empêché l’écrivain d’avouer écrire pour les générations futures qui, elles, seraient à même de comprendre ses cris et répondre à ses appels (2). » L’auteur des Enfants humiliés ne savait pas que le monde archi-moderne bouleverserait jusqu’au tréfond de l’âme humaine, y compris au sein de sa propre famille. Il y a une quinzaine d’années, une université d’été du FNJ s’était placé sous son patronage. Largement versée dans le cosmopolitisme, l’anti-fascisme de pacotille et la « grillade » urbaine de voitures de police républicaine (vieux reliquat de l’anti-républicanisme de l’auguste aïeul ?), les héritiers de l’écrivain s’élevèrent contre cette « atteinte à sa mémoire ». Pour paraphraser Philippe de Villiers qui parlait de la descendance de Charles de Gaulle, « Georges Bernanos était un chêne, ses petits-enfants sont des glands ». Bernanos n’a pas empêché la reddition totale de la France.

Georges Feltin-Tracol

Notes

1 : Thomas Renaud, « Bernanos, ou l’homme face au salut » (entretien avec Anne Le Pape), dans Présent du 11 août 2018.

2 : Idem.

• Thomas Renaud, Georges Bernanos, Pardès, coll. « Qui suis-je ? », 2018, 128 p., 12 €.

vendredi, 07 septembre 2018

Bulletin célinien, n°410, septembre 2018

LFCportsept18.jpg

Bulletin célinien, n°410, septembre 2018

BCsept18.jpgSommaire : 

Céline et Joyce

Un débat sur la réédition des pamphlets

Clément Rosset et Céline

Maurice Lemaître et l’ “Association israélite pour la réconciliation des Français”

Un grand livre sur Roger Nimier

Le colloque de la S.E.C.

Le vingt-deuxième colloque de la Société des études céliniennes (sur le thème « Céline et le politique ») s’est donc tenu durant la première semaine de juillet à Paris. On pouvait y rencontrer des célinistes de divers pays et quelques lecteurs du BC. Il faut dire qu’il fallait, par cette chaleur accablante, une certaine abnégation pour s’enfermer dans une salle non climatisée de Sciences-Po. Ce colloque n’a pas failli à la règle: les communications intéressantes (Lavenne, Haenggli, Ifri, Tettamanzi, Miroux…) alternaient avec des interventions byzantines ou sans grand relief. Un célinien de la nouvelle génération s’est ému, lui, de voir le projet de communication d’un vétéran du célinisme être purement et simplement rejeté. D’autant que ce refus fut précédé de bien mauvaises manières ¹.Ce qui me fascine toujours dans la démarche de certains spécialistes, c’est le fait de porter continûment un jugement globalement négatif sur un homme qu’ils accablent du plus profond mépris. Le voit-on, alors qu’il n’avait qu’une vingtaine d’années, s’approprier des pensées d’écrivains afin de briller auprès d’une amie de son âge qu’on en tire des conclusions générales dépréciatives ². Quant à la période la plus problématique (celle de l’Occupation), d’autres émettent, dans la foulée du tandem Taguieff-Duraffour, l’hypothèse que Céline était au courant de la « solution finale », voire même qu’il l’appelait de ses vœux. Et, lorsqu’on évoque la fameuse réunion de décembre 1941, où il convoqua journalistes et politiques, on évite de rappeler son préambule : « Aucune haine contre le Juif, simplement la volonté de l’éliminer de la vie française. » Cela n’exonère en rien Céline de sa responsabilité qui n’est pas mince mais pourquoi ne pas préciser les choses ?

En arrière-plan de ce colloque : la polémique suscitée par le projet de réédition des pamphlets par les éditions Gallimard. Une table ronde réunissant diverses personnalités fut organisée en ouverture du colloque. Nous en rendons compte dans ce numéro. À l’exception notable de Philippe Roussin, directeur de recherches au CNRS, il faut noter que tous les spécialistes de Céline sont favorables à cette réédition. Hormis François Gibault, qui s’est fait durant un demi-siècle le porte-parole de l’ayant droit ³, observons que cela a toujours été le cas.  Il y a plus de trente ans déjà, nous avons publié ici leurs appréciations 4. Dont celle de Henri Godard qui, contrairement à ce qui fut sous-entendu lors de cette  table ronde, s’exprima  dès le début de manière claire : « Plus l’audience des textes disponibles en librairie s’accroît, plus il devient anormal que les mêmes lecteurs n’aient accès qu’en bibliothèque ou au prix du commerce spécialisé, aux écrits qu’ils trouvent cités, interprétés et jugés dans des travaux critiques. »

  1. (1) Dans une lettre adressée au Président et à la Secrétaire de la Société des Études céliniennes, Émeric Cian-Grangé écrit : « (…) Je m’interroge sur les moyens, les raisons et les motivations qui, in fine, vous ont permis d’écarter Philippe Alméras, empêchant ainsi les auditeurs d’avoir la possibilité d’apprécier la communication de l’auteur des Idées de Céline. Mon premier étonnement concerne votre choix, Madame la Secrétaire, d’avoir demandé à Philippe Alméras la rédaction d’une lettre motivée afin de pouvoir réintégrer la SEC. Mon deuxième étonnement porte sur le bien-fondé de votre proposition, finalement rejetée, de réclamer à Philippe Alméras l’intégralité des cotisations antérieures impayée depuis son départ de la SEC. Comment par ailleurs ne pas être surpris par votre décision, Monsieur le Président, d’écarter la communication de Philippe Alméras alors qu’il suffit, pour faire partie des intervenants, d’envoyer un résumé et d’être membre de la SEC à jour de cotisation ? En conséquence, permettez-moi de mettre en doute la capacité de la SEC à “réunir, en dehors de toutes passions politiques ou partisanes, tous ceux qui, lecteurs, collectionneurs ou chercheurs s’intéressent à l’œuvre de L.-F. Céline”, ce qui est pourtant sa mission première. »
  2. (2) Rémi Wallon, « Louis Destouches en Afrique : une politique d’emprunt ? ». À comparer, sur le même thème, avec la teneur de l’article de Gilles Roques, « Quelques lectures de Céline au Cameroun en décembre 1916 », Le Bulletin célinien, n° 318, avril 2010.
  3. (3) C’est en 1968 que François Gibault est devenu le conseil de Lucie Destouches.
  4. (4) Marc Laudelout, « Tout Céline ? », Le Bulletin célinien, n° 27, novembre 1984.

vendredi, 29 juin 2018

Balzac et la prophétie du déclin de la France

AVT_Honore-de-Balzac_2226.jpeg

Balzac et la prophétie du déclin de la France

par Nicolas Bonnal

Ex: http://www.dedefensa.org

Reparlons de la fin de l’histoire…

La catastrophe est arrivée avec Louis-Philippe, tout le monde devrait le savoir (cela me rappelle je ne sais quel journaliste royaliste qui me demandait si j’étais orléaniste ou légitimiste. On est légitimiste ou on n’est pas monarchiste, voilà tout). Depuis, on barbote. Voyez l’autre avec sa banque Rothschild et sa soumission aux patrons anglo-saxons.

Balzac c’est la comédie humaine et c’est aussi la recherche de l’absolu qui n’aboutit plus - et on n’a rien fait de mieux depuis. Car Balzac a compris mieux que tout le monde le monde moderne, peut-être mieux que Guénon même (à savoir que les résurrections et recommandations spirituelles seraient des potions, des simulacres).

Extraits de Z. Marcas, petite nouvelle méconnue, prodigieuse. On commence par la chambre de bonne :

« Comment espère-t-on faire rester les jeunes gens dans de pareils hôtels garnis ? Aussi les étudiants étudient-ils dans les cafés, au théâtre, dans les allées du Luxembourg, chez les grisettes, partout, même à l’École de Droit, excepté dans leur horrible chambre, horrible s’il s’agit d’étudier, charmante dès qu’on y babille et qu’on y fume. »

Les études professionnelles comme on dit au Pérou, de médecin, d’avocat, sont déjà des voies bouchées, observe le narrateur avec son ami Juste :

« Juste et moi, nous n’apercevions aucune place à prendre dans les deux professions que nos parents nous forçaient d’embrasser. Il y a cent avocats, cent médecins pour un. La foule obstrue ces deux voies, qui semblent mener à la fortune et qui sont deux arènes… »

Une observation sur la pléthorique médecine qui eût amusé notre Céline :

« L’affluence des postulants a forcé la médecine à se diviser en catégories : il y a le médecin qui écrit, le médecin qui professe, le médecin politique et le médecin militant ; quatre manières différentes d’être médecin, quatre sections déjà pleines. Quant à la cinquième division, celle des docteurs qui vendent des remèdes, il y a concurrence, et l’on s’y bat à coups d’affiches infâmes sur les murs de Paris. »

Oh, le complexe militaro-pharmaceutique ! Oh, le règne de la quantité !

Les avocats et l’Etat :

« Dans tous les tribunaux, il y a presque autant d’avocats que de causes. L’avocat s’est rejeté sur le journalisme, sur la politique, sur la littérature. Enfin l’État, assailli pour les moindres places de la magistrature, a fini par demander une certaine fortune aux solliciteurs. »

Cinquante ans avant Villiers de l’Isle-Adam Balzac explique le triomphe de la médiocrité qui maintenant connaît son apothéose en Europe avec la bureaucratie continentale :

« Aujourd’hui, le talent doit avoir le bonheur qui fait réussir l’incapacité ; bien plus, s’il manque aux basses conditions qui donnent le succès à la rampante médiocrité, il n’arrivera jamais. »

Balzac recommande donc comme Salluste (et votre serviteur sur un plateau télé) la discrétion, l’éloignement :

« Si nous connaissions parfaitement notre époque, nous nous connaissions aussi nous-mêmes, et nous préférions l’oisiveté des penseurs à une activité sans but, la nonchalance et le plaisir à des travaux inutiles qui eussent lassé notre courage et usé le vif de notre intelligence. Nous avions analysé l’état social en riant, en fumant, en nous promenant. Pour se faire ainsi, nos réflexions, nos discours n’en étaient ni moins sages, ni moins profonds. »

On se plaint en 2018 du niveau de la jeunesse ? Balzac :

« Tout en remarquant l’ilotisme auquel est condamnée la jeunesse, nous étions étonnés de la brutale indifférence du pouvoir pour tout ce qui tient à l’intelligence, à la pensée, à la poésie. »

Liquidation de la culture, triomphe idolâtre de la politique et de l’économie :

« Quels regards, Juste et moi, nous échangions souvent en lisant les journaux, en apprenant les événements de la politique, en parcourant les débats des Chambres, en discutant la conduite d’une cour dont la volontaire ignorance ne peut se comparer qu’à la platitude des courtisans, à la médiocrité des hommes qui forment une haie autour du nouveau trône, tous sans esprit ni portée, sans gloire ni science, sans influence ni grandeur. »

Comme Stendhal, Chateaubriand et même Toussenel, Balzac sera un nostalgique de Charles X :

« Quel éloge de la cour de Charles X, que la cour actuelle, si tant est que ce soit une cour ! Quelle haine contre le pays dans la naturalisation de vulgaires étrangers sans talent, intronisés à la Chambre des Pairs ! Quel déni de justice ! quelle insulte faite aux jeunes illustrations, aux ambitions nées sur le sol ! Nous regardions toutes ces choses comme un spectacle, et nous en gémissions sans prendre un parti sur nous-mêmes. »

Balzac évoque la conspiration et cette époque sur un ton qui annonce Drumont aussi (en prison, Balzac, au bûcher !) :

« Juste, que personne n’est venu chercher, et qui ne serait allé chercher personne, était, à

vingt-cinq ans, un profond politique, un homme d’une aptitude merveilleuse à saisir les rapports lointains entre les faits présents et les faits à venir. Il m’a dit en 1831 ce qui devait arriver et ce qui est arrivé : les assassinats, les conspirations, le règne des juifs, la gêne des mouvements de la France, la disette d’intelligences dans la sphère supérieure, et l’abondance de talents dans les bas-fonds où les plus beaux courages s’éteignent sous les cendres du cigare. Que devenir ? »

Les Français de souche qui en bavent et qui s’expatrient ? Lisez Balzac !

« Être médecin n’était-ce pas attendre pendant vingt ans une clientèle ? Vous savez ce qu’il est devenu ? Non. Eh ! bien, il est médecin ; mais il a quitté la France, il est en Asie. »

La conclusion du jeune grand homme :

« J’imite Juste, je déserte la France, où l’on dépense à se faire faire place le temps et l’énergie nécessaires aux plus hautes créations. Imitez-moi, mes amis, je vais là où l’on dirige à son gré sa destinée. »

Homo festivus… Chez Balzac il y a toujours une dérision bien française face aux échecs de la vie et du monde moderne et déceptif.

Il y a une vingtaine d’années j’avais rappelé à Philippe Muray que chez Hermann Broch comme chez Musil (génie juif plus connu mais moins passionnant) il y avait une dénonciation de la dimension carnavalesque dans l’écroulement austro-hongrois.

Chez Balzac déjà on veut s’amuser, s’éclater, fût-ce à l’étranger. Il cite même Palmyre :

« Après nous être longtemps promenés dans les ruines de Palmyre, nous les oubliâmes, nous étions si jeunes ! Puis vint le carnaval, ce carnaval parisien qui, désormais, effacera l’ancien carnaval de Venise, et qui dans quelques années attirera l’Europe à Paris, si de malencontreux préfets de police ne s’y opposent. On devrait tolérer le jeu pendant le carnaval ; mais les niais moralistes qui ont fait supprimer le jeu sont des calculateurs imbéciles qui ne rétabliront cette plaie nécessaire que quand il sera prouvé que la France laisse des millions en Allemagne. Ce joyeux carnaval amena, comme chez tous les étudiants, une grande misère… »

Puis Balzac présente son Marcas – très actuel comme on verra :

« Il savait le Droit des gens et connaissait tous les traités européens, les coutumes internationales. Il avait étudié les hommes et les choses dans cinq capitales : Londres, Berlin, Vienne, Petersburg et Constantinople. Nul mieux que lui ne connaissait les précédents de la Chambre. »

Les élites ? Balzac :

« Marcas avait appris tout ce qu’un véritable homme d’État doit savoir ; aussi son étonnement fut-il excessif quand il eut occasion de vérifier la profonde ignorance des gens parvenus en France aux affaires publiques. »

Il devine le futur de la France :

« En France, il n’y aura plus qu’un combat de courte durée, au siège même du gouvernement, et qui terminera la guerre morale que des intelligences d’élite auront faite auparavant. »

Les politiques, les sénateurs US comme des marionnettes, comme dans le Parrain. Balzac :

« En trois ans, Marcas créa une des cinquante prétendues capacités politiques qui sont les raquettes avec lesquelles deux mains sournoises se renvoient les portefeuilles, absolument comme un directeur de marionnettes heurte l’un contre l’autre le commissaire et Polichinelle dans son théâtre en plein vent, en espérant toujours faire sa recette. »

Corleone Marcas est comme un boss, dira Cochin, qui manipule ses mannequins : 

« Sans démasquer encore toutes les batteries de sa supériorité, Marcas s’avança plus que la première fois, il montra la moitié de son savoir-faire ; le ministère ne dura que cent quatre-vingts jours, il fut dévoré. Marcas, mis en rapport avec quelques députés, les avait maniés comme pâte, en laissant chez tous une haute idée de ses talents. Son mannequin fit de nouveau partie d’un ministère, et le journal devint ministériel. »

Puis Balzac explique l’homme moderne, électeur, citoyen, consommateur, politicard, et « ce que Marcas appelait les stratagèmes de la bêtise : on frappe sur un homme, il paraît convaincu, il hoche la tête, tout va s’arranger ; le lendemain, cette gomme élastique, un moment comprimée, a repris pendant la nuit sa consistance, elle s’est même gonflée, et tout est à recommencer ; vous retravaillez jusqu’à ce que vous ayez reconnu que vous n’avez pas affaire à un homme, mais à du mastic qui se sèche au soleil. »

Et comme s’il pensait à Trump ou à nos ex-vingtième siècle, aux promesses bâclées des politiciens, Balzac dénonce « la difficulté d’opérer le bien, l’incroyable facilité de faire le mal. »

Et comme s’il fallait prouver que Balzac est le maître :

« …il y a pour les hommes supérieurs des Shibolet, et nous étions de la tribu des lévites modernes, sans être encore dans le Temple. Comme je vous l’ai dit, notre vie frivole couvrait les desseins que Juste a exécutés pour sa part et ceux que je vais mettre à fin. »

Et sur l’éternel présent de la jeunesse mécontente :

« La jeunesse n’a pas d’issue en France, elle y amasse une avalanche de capacités méconnues, d’ambitions légitimes et inquiètes, elle se marie peu, les familles ne savent que faire de leurs enfants ; quel sera le bruit qui ébranlera ces masses, je ne sais ; mais elles se précipiteront dans l’état de choses actuel et le bouleverseront. »

Vingt ans plus tard Flaubert dira que le peuple aussi est mort, après les nobles, les clercs et les bourgeois, et qu’il ne reste que la tourbe canaille et imbécile qui a gobé le Second Empire, qui marque le début de notre déclin littéraire. Si on sait pour qui vote la tourbe, on ne sait toujours pas pourquoi.

Balzac rajoute :

« Louis XIV, Napoléon, l’Angleterre étaient et sont avides de jeunesse intelligente. En France, la jeunesse est condamnée par la légalité nouvelle, par les conditions mauvaises du principe électif, par les vices de la constitution ministérielle. »

C’est JMLP qui disait un jour à notre amie Marie que 80% de nos jeunes diplômés fichent le camp. On était en 2012 ! Circulez, y’a de l’espoir…

Le piège républicain expliqué en une phrase par notre plus garnd esprit moderne (royaliste et légitimiste comme Tocqueville et Chateaubriand et Baudelaire aussi à sa manière) :

« En ce moment, on pousse la jeunesse entière à se faire républicaine, parce qu’elle voudra voir dans la république son émancipation. »

La république donnera comme on sait le radical replet, le maçon obtus, le libéral Ubu et le socialiste ventru !

Z. Marcas. Lisez cette nouvelle de seize pages, qui énonce aussi l’opposition moderne entre Russie et monde anglo-saxon !

On laisse le maître conclure : « vous appartenez à cette masse décrépite que l’intérêt rend hideuse, qui tremble, qui se recroqueville et qui veut rapetisser la France parce qu’elle se rapetisse. »

Et le patriote Marcas en mourra, prophète du déclin français :

« Marcas nous manifesta le plus profond mépris pour le gouvernement ; il nous parut douter des destinées de la France, et ce doute avait causé sa maladie…Marcas ne laissa pas de quoi se faire enterrer…

Bulletin célinien n°408 (juin 2018)

LFC par Decrouzol - huile 45x55.JPG

Bulletin célinien n°408 (juin 2018)

BCj18couv.jpgSommaire : 

En marge des “Lettres familières”

Céline, le négatif et le trait d’union

Enquête sur le procès Céline [1950]

Lettres d’Alphonse Juilland à Éric Mazet (2)

Antoine Gallimard et Pierre Assouline parlent.

 

 

 

Réprouvés, bannis, infréquentables

Sous le titre Réprouvés, bannis, infréquentables, Angie David publie un recueil de portraits d’écrivains, morts ou vivants, qui ont eu maille à partir avec la censure ou les tribunaux. Des auteurs aussi différents que Boutang, Debord, Handke, Millet, Houellebecq, Nabe ou Camus (Renaud). « Ce n’est plus un rassemblement : c’est une rafle. Céline y a échappé par miracle et on ne peut que s’en féliciter », a raillé Pierre Assouline dans une chronique intitulée « Il n’y a pas d’écrivains maudits » ¹. Cela suscite deux observations.  La première,  c’est  que cet adjectif-là ne figure précisément pas dans le titre du livre. Mais on peut difficilement contester qu’à un moment de leur carrière, ces écrivains ont bien été soit réprouvés (par leurs confrères), soit bannis (par leur maison d’édition), soit jugés infréquentables (par la société). Ce qui ne signifie pas qu’ils l’aient toujours été ni qu’ils le soient encore, la récupération faisant son œuvre. Quant à Céline, il est loin, en effet, d’être un écrivain maudit puisque tous ses romans sont disponibles en collection de poche ainsi que dans la Pléiade. Il est, par ailleurs, reconnu comme l’un des écrivains majeurs du XXe siècle sur plus d’un continent.
 

Angie-Scan007-1.jpg

Angie David

En revanche, une part de son œuvre est assurément maudite au point qu’un projet de réédition a suscité de vives réactions que la plus haute autorité de l’État a estimé légitimes. La plupart des célinistes, eux, ressassent la même antienne : certes ces écrits sont intolérables mais certains passages peuvent en être sauvés. Et de citer invariablement la description de Leningrad dans Bagatelles et l’épilogue des Beaux draps. C’est perdre de vue que Céline ne perd nullement son talent dans l’invective même lorsqu’il est outrancier. Si l’on se reporte au dossier de presse de Bagatelles, on voit, au-delà des clivages idéologiques, à quel point les critiques littéraires pouvaient alors le reconnaître. « La frénésie, l’éloquence, les trouvailles de mots, le lyrisme enfin sont très souvent étonnants », relevait Marcel Arland dans La Nouvelle Revue Française. Charles Plisnier, peu suspect de complaisance envers l’antisémitisme, évoquait « un chef-d’œuvre de la plus haute classe » ². Dans une récente émission télévisée, un célinien en lut plusieurs extraits qu’il jugeait littérairement réussis, notamment l’un daubant la Russie soviétique. Passage coupé au montage. Seule la description  de Leningrad  a  précisément  été retenue.

angie.jpgAutre réflexion: si Céline est reconnu comme un écrivain important, il n’en demeure pas moins qu’il est tenu à l’écart par l’école et l’université. Hormis Voyage au bout de la nuit et, dans une moindre mesure Mort à crédit, ses romans sont absents des programmes scolaires. Quant à l’université, on doit bien constater qu’elle organise très peu de séminaires sur son œuvre et que, parmi les universitaires habilités à diriger des recherches, rares sont ceux qui acceptent de diriger un travail sur Céline. Conséquence : le nombre de thèses à lui consacrées est en nette baisse par rapport au siècle précédent. On se croirait revenu aux années où Frédéric Vitoux puis Henri Godard rencontrèrent tous deux des difficultés à trouver un directeur de thèse.  Et cela ne risque pas de s’arranger dans les années à venir.

• Angie DAVID (éd.), Réprouvés, bannis, infréquentables, Éditions Léo Scheer, 2018, 275 p. (20 €).

  1. (1) Pierre Assouline, « Il n’y a pas d’écrivains maudits », La République des livres, 25 mars 2018 [http://larepubliquedeslivres.com/il-ny-pas-decrivains-maudits]
  2. (2) Le dossier de presse a été procuré par André Derval in L’accueil critique de Bagatelles pour un massacre, Écriture, 2010.

vendredi, 18 mai 2018

Écrivains maudits, censures et interdictions

cel.jpg

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Écrivains maudits,

censures et interdictions

(2018)

[Louis-Ferdinand CÉLINE]

 
 
 
Libre Journal de la réaction,
Radio Courtoisie, 6 mars 2018.
Invité : Francis BERGERON.
 
- EN SAVOIR PLUS :
- ENTRETIEN AVEC REGIS TETTAMANZI :
- L'EDITION CANADIENNE (2012) :
 

dimanche, 06 mai 2018

Bulletin célinien n°407

celinegdepeint.jpg

Bulletin célinien n°407

Sommaire : 

Entretien avec Henri Godard

Éditeur de Céline

L’intercesseur

Quarante années de recherches céliniennes.

Henri Godard

BCmai18.jpgLa dette que les céliniens ont contractée envers Henri Godard est considérable. On songe évidemment en premier lieu à cette magistrale édition critique de l’œuvre romanesque dans la Pléiade.  Que  ce  soit sur la génétique des textes,  l’établissement des variantes, les liens entre  création et  expérience vécue, l’étude narrative et stylistique, il a accompli un travail à la fois rigoureux et éclairant. De sa thèse de doctorat sur la poétique de Céline soutenue il y a plus de trente ans à sa biographie qui vient d’être rééditée en collection de poche ¹, il aura sans nul doute été l’exégète le plus pénétrant de Céline. Et il a constamment mis l’accent sur l’unité d’une œuvre qui « contrairement à l’impression générale, demeure assez mal connue dans son ensemble comme dans sa distribution ² ».

« Nous avons en commun de travailler à donner à Céline, en dépit des handicaps, toute la place qui est la sienne », m’a-t-il écrit un jour. C’était aussi reconnaître implicitement tout ce qui nous sépare. L’un des mérites d’Henri Godard aura été de surmonter ce qui aurait pu l’empêcher de vouer une grande partie de sa carrière à l’œuvre d’un homme dont il est si éloigné. Dans son dernier livre sur Céline, il ne dissimule pas les tourments que cela a pu susciter sur le plan personnel : « Autour de moi, dans mon entourage proche, même si on a depuis longtemps cessé de me le dire, pour certains – mes amis juifs naturellement en particulier –, ce choix n’en continue pas moins à faire problème. Ils auraient préféré que je m’attache à un autre auteur. Entre eux et moi, par intermittence, à l’occasion d’une nouvelle publication par exemple, je sens passer une onde à peine perceptible de gêne. »  Et  les choses vont parfois plus loin comme lorsque l’un de ses pairs l’accuse de complaisance envers l’écrivain ³.

henri-godard_ec49.jpgHenri Godard n’écrira plus sur Céline. Il considère qu’il a dit sur le sujet tout ce qu’il avait à dire. Il n’était que temps de lui rendre hommage et de lui exprimer notre gratitude. En publiant la transcription d’un des plus intéressants entretiens qu’il ait donnés à la presse radiophonique. Plus loin, deux céliniens de la nouvelle génération saluent avec reconnaissance leur aîné tandis que Jean-Paul Louis, avec lequel il fonda la revue L’Année Céline, explique pertinemment en quoi son travail d’éditeur dans la Pléiade est digne de tous les éloges.

Ce passionné de littérature n’a jamais méconnu le pamphlétaire intraitable que fut Céline. En revanche il s’est toujours insurgé lorsque certains voulaient le repeindre en « un second Drumont », c’est-à-dire « un individu qui n’[aurait] jamais pensé qu’à propager son credo raciste, utilisant  à l’occasion  pour cela la voie indirecte  ou  camouflée du roman 4. » C’est tout l’honneur d’Henri Godard d’avoir défendu l’écrivain malgré les préventions, les embûches et les dénigreurs de tout acabit.

  1. 1) Henri Godard, Céline, Gallimard, coll. « Folio », 2018, 820 p.
  2. 2) La formule, hélas toujours actuelle, est de Jean-Pierre Dauphin (†), fondateur avec Henri Godard, des Cahiers Céline (Les critiques de notre temps et Céline, Garnier, 1976).
  3. 3) Jérôme Meizoz, « Richard Millet : le scénario Céline » in Pascal Durand & Sarah Sindaco (dir.), Le Discours « néo-réactionnaire », CNRS Éditions, 2015. Le tandem Taguieff-Duraffour, lui, ne craint pas d’écrire à son propos que « dans le célinologue perce le célinophile, voir le célinolâtre», ce qui est, concernant Godard, tout à fait grotesque.
  4. 4) Note critique de Henri Godard relative à la biographie de Philippe Alméras, Céline : entre haines et passion in L’Année Céline 1994, Du Lérot – Imec Éditions, 1995, p. 141.